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#1 13-03-2022 12:04:13

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

[Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

MAJ 13/09, récit terminé et complet ci-dessous smile
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Balade sur l'Inarijärvi

Dix jours de marche en Laponie finlandaise


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Prologue : Panique à l’aéroport

Le train s’immobilise. Les portes s’ouvrent. Un gars surgit à toute blinde, un énorme sac vissé sur son dos, et un second, à peine moins gros, tressautant sur son épaule. Dix-huit heures vingt-cinq, gare de l’aéroport de Francfort, bondée. « Entschuldigung ! Entschuldigung ! » lance-t-il tout en courant comme un dératé, ce qui signifie, en bon français, « Dégagez ! Dégagez ! », et il n’hésite pas à jouer des coudes, toute forme de civisme s’étant évanouie dans le stress et la colère. Soulagement, pourtant : après une heure et demi d’attente à Mannheim d’un train qui n’arriva jamais, après des retards à répétition qui ont avalé les trois heures d’avance planifiées, après de savants calculs les yeux rivés sur l’application de cette foutue Deutschbahn qui n’actualisait trains et quais qu’au dernier moment, ça y est, il y est, à l’aéroport de Francfort, et il peut courir, du terminal 1 au terminal 2, de toute la force de ses jambes : il a quinze minutes avant la fermeture du comptoir bagages, ça ne dépend plus que de lui. « Entschuldigung ! Sorry ! Dégage ! Vire, vire ! » Il surgit de l’escalator, n’en croit pas ses yeux : la navette est là, prête à partir. Courir ? Navette ? Courir ? Compter sur ses jambes ou sur un départ imminent ? Il bondit dans le bus, le souffle court, hirsute, tandis que les portes se ferment et que le moteur démarre. Plus vite ! Plus vite ! Après un arrêt interminable au second parking, le terminal 2 est enfin en vue ! Dix-huit heures trente-deux. La barrière se lève, dernière ligne droite. Les voyageurs observent avec un mélange d’étonnement et de défiance ce gars qui trépigne, drôlement accoutré : une large capuche à fourrure pendouille sur ses omoplates, au-dessus des deux énormes sacs qui glissent sur ses épaules ; sa parka, étouffante, se prolonge jusqu’à mi-cuisse, au-dessus d’un épais pantalon de ski, qui vient recouvrir d’énormes bottes fourrées.

La navette s’immobilise. Il se précipite en premier, franchit les portes automatiques. Le hall gigantesque est désert. Il n’est jamais venu ici. Vol pour Helsinki, comptoir G. Comptoir G, comptoir G ? Des comptoirs à droite, des comptoirs à gauche. Droite, ou gauche ? Droite. Au hasard. Il court jusqu’au bout du hall, tout à droite, jusqu’à pouvoir déchiffrer les lettres. Pas de G. Raté. C’était gauche. Demi-tour. Il court, il court dans le hall désert, et ses lourdes bottes claquent sur le sol ciré.

Dix-huit heures trente-six. Comptoir G. L’hôtesse sur le point de s’éclipser aperçoit un type qui fuse à sa rencontre, s’écrase contre son comptoir, balance son énorme sac sur le tapis roulant, fouille dans la poche de son manteau, la respiration saccadée, et lui balance son passeport à la figure avant de se plier en deux comme un coureur de cent mètres asphyxié.

— Vous savez qu’on ferme à dix-huit heures quarante ? dit-elle.

Il la regarde sans comprendre. Il est là, à l’heure, par miracle. Qu’elle fasse son job, enregistre son foutu sac et lui file la carte d’embarquement !

— Ne laissez rien de précieux dans votre sac, dit l’hôtesse.

Non, rien de précieux. Juste des raquettes à neige, une pulka, une tente, un réchaud, un bon kilo de duvet… Juste de quoi vadrouiller en autonomie dans les immensités glacées du nord. Deux trois bricoles, quelques petits milliers d’euros de matériel. Non non, rien de précieux, mais le perdez pas, s’il vous plaît.

Même s’il n’y a plus de raison de courir, le stress accumulé depuis trois heures accélère son mouvement vers les portiques de sécurité. En un clin d’œil, il se retrouve à la porte d’embarquement, retrouvant la foule. Il n’y a plus rien d’autre à faire qu’attendre. Soudain désœuvré, il fait un aller-retour dans le hall, tourne en rond. Achète un bretzel. S’assoit sur un plot de bois dans l’aire de jeux. Respire.

Je souffle un grand coup lorsque je prends place à côté du hublot. Le plus dur est fait. Le moteur de l’avion vrombit, la cabine s’incline, l’oiseau se soulève.
Un sourire se dessine sur mon visage. Je sors mon bretzel et le déguste lentement, morceau après morceau.


1 - Blanches collines et ciel vert

De Francfort à Helsinki, il n’y a qu’un sursaut. A peine le décollage terminé, on amorce l’atterrissage. Je passe la nuit dans la salle d’embarquement. L’avantage d’un voyage de nuit, c’est que je serai à pied d’œuvre dès demain matin. Le prix à payer : du sommeil en retard. Or, c’est important, le sommeil, surtout quand on se prépare à affronter le grand froid.

6h30. Décollage. Helsinki étale ses lumières jaunes et blanches au bord de la masse sombre de la Baltique. Déjà, l’aube rosit l’horizon sud-est. Souvenir de ma balade deux mois plus tôt, sur la mer gelée. Cette première reconnaissance, autour d’Helsinki, Oulu, et Rovaniemi, m’avait servi d’entraînement. Fort de cette expérience, je me sens aujourd’hui paré pour affronter seul le froid lapon, loin de la civilisation.

Il fait jour à l’approche d’Ivalo. Depuis l’avion, aucun point de repère, aucun détail pour donner une échelle au paysage. Alors que l’on survole des dômes enneigés aussi massifs que des montagnes, j’ai l’impression de faire du rase-motte dans des congères. Le terrain est aussi accidenté qu’une sente hivernale. En plissant les yeux on distingue de nombreux points noirs : des sapins. C’est donc ces collines que l’on appelle les tunturis ?

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Atterrissage. La navette attend à la sortie de l’aéroport. Grand beau. Sol blanc, ciel rose, -15°C, bienvenue à Inari, capitale des aventuriers polaires du dimanche. Au supermarché, je complète les vivres pour dix jours, en faisant soigneusement le compte des kilocalories. Après le passage en caisse, j’entreprends d’organiser mes sacs. Un sur le dos, un dans ma pulka roulable – un bête tapis de glisse sur lequel j’ai fixé des lanières pour sangler un gros sac. C’est un sacré bazar que j’étale sur le sol du supermarché, sous les yeux ronds de la caissière.

Les affaires pour passer des nuits confortables jusqu’à -30°C : tente, sac de couchage en duvet, couette garnie d’isolant synthétique, matelas gonflable, matelas en mousse.

Les vêtements, pour la marche et les veillées : parka, chapka, bonnet polaire, cache-col, tour de cou, polaire, doudoune en duvet, doudoune synthétique, collant polaire, caleçon en laine, gants polaire, sur-moufles, moufles d’expédition, deux paires de sous-gants, moufles légères, masque de ski, lunettes de soleil, t-shirt en laine à manches longues, caleçon long en laine, pantalon déperlant, deux paires de chaussettes en laine, une paire de chaussettes imperméables, des chaussons en duvet, les bottes fourrées.

De quoi cuisiner et faire du feu : réchaud à gaz inversé, casserole, cuillère, couteau briquet, flasque, allumettes, allumes-feu, tasse, poche à eau.

Pour maintenir un semblant d’hygiène : dentifrice, brosse à dents, pharmacie (pansements, baume à lèvres, pince à échardes, doliprane).

Pour s’orienter dans les grands espaces : récepteur GPS, cartes, boussole.

Quelques outils pour dompter la neige et le feu : raquettes, bâtons de marche, pelle, scie, couteau à grande lame.

Des babioles électroniques : petit téléphone cellulaire, batterie externe, frontale, appareil photo.

Et quelques dernières bricoles : portefeuille, thermomètre, carnet, crayon à papier et stylo, un petit livret sur la mythologie same.


Une fois les sacs organisés, je remplis ma flasque d’eau, et en avant ! Les portes automatiques s’ouvrent sur le parking enneigé. Je titube sous le soleil timide, déséquilibré par les deux sacs que je porte sur le dos, les raquettes dans une main, le tapis de glisse qui me sert de pulka roulé dans l’autre. Depuis hier soir et les galères de train, je n’ai qu’une hâte : aller me jeter dans le lac ! Il est là, tout proche ! Je traverse la route, contourne un hôtel, dévale un talus. Devant moi s’étale une sorte de petite baie, ouverte, au loin, sur le large. Je fais quelques pas, m’arrête au soleil. Régler les traits du traîneau-pulka bricolé n’est pas une mince affaire, et malgré le soin que j’y mets au départ, il me faudra m’y reprendre à plusieurs fois lors de ces premières heures de marche : le temps d’apprivoiser la bête, compagnon qui me suivra fidèlement sur la surface lisse du lac, sans faire de vague, mais rechignera souvent, à l’abord des îles, se fichant dans la poudreuse, se coinçant dans mes traces…

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Ce compagnon donc, qui porte dix jours de vivres et une grosse partie de mon bardas, glisse pour le moment dans mon sillage, éteignant de son ombre les cristaux scintillants. Quelques silhouettes se découpent çà et là dans le paysage : quelques skieurs et marcheurs qui sillonnent la baie. Je n’ai pas planifié d’itinéraire précis à l’avance. En attendant hier les trains désespérément en retard, j’ai lu le récit rocambolesque d’Archimboldi, qui s’est aventuré fin 2016, à Noël, sur le lac qui n’était alors que partiellement gelé. Il tomba à l’eau à plusieurs reprises, s’extirpant chaque fois du piège avec philosophie. Armé d’un sang-froid à toute épreuve, rien ne l’empêcha de continuer. Car merde quoi, quelle chance d’être en Laponie, en plein hiver, loin des foules ! Pas le droit de se plaindre ! Au début de son périple, il mentionne une pittoresque église perdue dans les tunturis : Pielpajarvi. C’est ce qui a décidé ma première étape, alors que j’étudiais hier soir, perplexe, mes sept cartes grande échelle étalées sur le sol de l’aéroport d’Helsinki, façon puzzle, reconstituant l’immense tâche bleue du lac. Les yeux brillant devant cette promesse d’aventure, j’ai esquissé un semblant d’itinéraire, porté par l’appel du nord, oui : au nord, toujours plus au nord !

Au nord, c’est la direction de cette église, mais ce n’est pas la direction du lac. C’est pourquoi, dédaignant pour le moment l’appel du large, j’accoste au nord de la baie. A cet endroit partent des traces de skis, qui se transforment plus loin en piste de motoneige. J’y croise un Sami qui glisse, tout sourire sous son épaisse chapka blanche, son gosse à l’arrière.

Les traces se coupent et se recoupent, et malgré des points GPS réguliers, j’ai du mal à me repérer sur ma carte imprécise. Pielpajarvi : une aiguille dans une botte de neige. Néanmoins je n’ai aucune raison de me presser, sur cet agréable chemin blanc jalonné d’empreintes de rennes. A l’allure des crottes, ils sont passés tout récemment : j’ouvre l’œil.

Les voilà. Tout un troupeau, dans leur enclos ouvert. Tranquilles. Je les regarde de loin. A ce moment, une procession arrive de l’extérieur. Ils aimeraient bien rentrer, mais je les gêne : ils s’arrêtent à quelques mètres de moi. Émotion : première rencontre avec les rennes, cervidés emblématiques du Sápmi, piliers centraux de l’écosystème same !

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Le soleil brille. Je reprends ma route. Progresser dans les pistes de motoneige est désormais un jeu d’enfant. J’atteins finalement cette fameuse église, plantée là, au milieu de nulle part, tâche de bois rouge qui surgit du sol blanc. Des touristes venus plus tôt en motoneige repartent, me laissant seul. Je profite de la présence d’une table en bois pour déjeuner. Il fait un petit -12°C, que je supporte sans mal, malgré la fatigue.

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Au-revoir l’église, direction le lac, via les pistes damées par les fréquents passages de motoneiges. Même pas besoin des raquettes : elles viennent décorer ma pulka. C’est certes bien agréable de progresser sans s'enfoncer jusqu'aux mollets à chaque pas, mais ces traces, suivant le cours des rivières gelées, contournant les collines, ne font pas mine de converger vers le lac, au contraire. Je commence à me demander si je ne vais pas devoir prendre le gauche, bifurquer dans la poudreuse.

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Le soleil décline, jetant des puits de lumière sur la neige bleue. Je ne force pas. Avisant une colline dont le sommet semble accueillant, je quitte la piste. Gravir la pente est une épreuve. Il n’y a pas eu de redoux de tout l’hiver : je me débats dans une neige pulvérulente, m’enfonçant jusqu’aux cuisses. Comme si ce n’était pas assez éreintant, la pulka se bloque dans ma trace. Je la prends en laisse et la fais glisser par à-coups à côté de moi. Au moins, elle, elle flotte.

Une fois la tente montée, je récolte un peu de bois et prépare un feu pour le soir. Gestes mécaniques. Cruel manque d’enthousiasme. A cause de la petite nuit passée à l’aéroport, je suis très fatigué. Forcément, le moral en prend un coup.  Mais merde, je suis en Laponie, seul au milieu de l’hiver : pas le droit de se plaindre ! comme l’écrivait Archimboldi. Bien qu’il soit encore tôt, je vais m’allonger sous la tente et m’endors illico.

Quand je me réveille, il fait nuit. J’entreprends d’allumer le feu. Ça ne prend pas. Il faut dire que je n’ai pas soigné le montage. Que je n’ai pas écorcé le petit bois. Pourtant je les connais, les règles d’or du feu ! Je les ai même répétées, réécrites, hier, à l’aéroport !

Règles d’or du feu :

- Ne pas se précipiter.
- Utiliser du bois mort et sec à cœur.
- Isoler le foyer de la neige avec des aiguilles de pin ou équivalent, construire une base de grosses bûches.
- S’appliquer sur la pyramide allume-feu : tailler des allumettes fines, des copeaux, plumeaux et avoir du rab de petit bois.
- Utiliser des allume-feux sérieux.
- Ne pas étouffer la première flamme en ajoutant du petit bois trop vite.

Il faut dire aussi que, ce soir, le vent complique la tâche. Rien que faire partir un allume-feu, c’est difficile. Le briquet refuse de produire la moindre flamme. Les allumettes s’éteignent au moindre souffle.
Et puis, finalement, à force d’acharnement, ça prend. Une flammèche s’élève, vacillante.
Alors, tout sourire, je lève la tête vers le ciel.
Le ciel, que barre un arc gris, d’un horizon à l’autre.
J’éteins ma frontale, laisse mes yeux s’habituer à l’obscurité.
Le ciel, que barre un arc vert, d’un horizon à l’autre.

Mon feu soufflotte, faute de bois. Déconcentré, j’ai laissé mourir la première flamme. Je souffle doucement : ça repart, sans grande intensité. Les braises tombent dans la neige, grésillent, meurent.

Le feu du ciel est plus réussi que le mien. L’arc vert statique qui s'étale d’un horizon à l’autre depuis un petit moment n’est que le début du spectacle. L’introduction : simple mise en appétit. Pendant des heures, des filaments s’étireront d’un bord à l’autre du ciel. Des flammes vertes naîtront, oscilleront, s’enrouleront, se délieront, fusionneront, s’entrelaceront, s’écarteront, danseront.

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Danse, le ciel vert.

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Je dois avouer que, fatigué, je n’en profite pas aussi pleinement que je le voudrais. J’ai surtout envie de dîner et de dormir. Les aurores ? J’en verrai d’autres, me dis-je. Et pourtant je suis conscient de l’intensité du spectacle, et je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux vers le ciel, sans arriver à préparer le dîner correctement. Des heures : cela fait des heures que ça a commencé, et je ne m’en lasse pas. Maintenant, une langue rose s’étire au liseré d’un arc vert-jaune. Je ressors l’appareil photo…

Je suis presque soulagé lorsque ça se calme. Je vais enfin pouvoir aller me coucher. J’espère en revoir d’aussi belles, sur le lac, lorsque je serais mieux reposé, lorsque je me serai réintégré au milieu sauvage, que j’aurai repris le rythme de la nature : que je serai disposé à m’émerveiller.

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2 - Conte au vent et à la lune

La piste file nord-nord-est, parallèle au lac qui, d’après ma carte, est tout proche, mais vu la galère que c’était de seulement s’en écarter de quelques mètres pour installer le bivouac, je n’ose pas imaginer couper dans les tunturis. Le ciel est nuageux. La température remonte lentement, après avoir dégringolé cette nuit. Le thermomètre affichait -25°C ce matin. Je n’ai pas fait de vieux os au camp.

L’objectif du jour, c’est le rocher d’Ukko, l’île sacrée des Samis. Je dois me rendre à l’évidence : il faut abandonner cette belle piste qui trace parallèlement au lac. Il faut couper dans la poudreuse, en suivant une vieille trace de ski, étroit sillon dans lequel se coince la pulka, et je dois alors, comme hier, la tenir en laisse pour la faire glisser à côté de moi. C’est physique ! Une à une, les couches de vêtements tombent. Me voilà en T-shirt par -20°C !

Aller, une dernière colline… La trace s’est évanouie sous la neige fraîche, remplacée par des empreintes de rennes. Si un renne est passé, je devrais y arriver aussi, me dis-je, pour me rassurer ; car la progression est de plus en plus difficile. La poudreuse dissimule le terrain accidenté, autant de trous, de pièges. Quelle galère avec la pulka. Heureusement, le lac n’est pas loin. Je l’aperçois depuis le sommet, ô immense plateau blanc ! Plus qu’à se laisser glisser, contourner les fossés, porter la pulka, chuter, mordre la neige. Et enfin je reprends pied sur la fine surface de neige qui couvre le lac gelé. Enfin je ne m’enfonce plus jusqu’à la taille.

Point GPS. J’utilise un petit récepteur qui me fournit mes coordonnées, ainsi qu’une carte imprimée à la va-vite la veille du départ, sur laquelle j’ai reporté, à la main, un vague quadrillage UTM : une ligne toutes les cinq minutes d’arc en latitude, soit tous les neuf kilomètres environ, une ligne toutes les dix minutes en longitude, soit tous les six kilomètres et demi. Difficile d’estimer sa position à moins de cinq-cent mètres près, à moins d’avoir dans le viseur un relief particulier. Or, cette île, là, devant moi… Oui, ça ne peut être qu'elle, Ukonkivi, l’île sacrée. Déjà ? Par un défaut de perspective, elle semble toute proche : presque à portée de main.

Il y a un os : d’après la boussole, ce n’est pas la bonne direction. Je me creuse la tête dans tous les sens avant de réaliser que j’ai réglé la déclinaison à l’envers… Points cardinaux réalignés : cap sur l'île, en avant !

L’épaisseur de neige qui me ralentissait encore aux abords du rivage s’affine et durcit, rendant la progression de plus en plus facile. La pulka glisse dans mon dos sans la moindre résistance, à tel point que je me retourne régulièrement pour vérifier qu’elle ne s’est pas décrochée ! Le rocher d'Ukko forme un monticule sur l’horizon qui ne fait pas mine de grandir. Curieuse impression de me retrouver à la place de la flèche du paradoxe de Zénon. Ce n’est qu’au dernier moment que la perspective se réveille : les plans se détachent, les ombres se creusent, l’île se redresse. Une poignée de motoneiges vrombit dans les parages. Pourvu qu’ils ne s’arrêtent pas là. Non : ils contournent l’îlot à la vitesse de l’éclair avant de disparaître de l’autre côté. Le silence caresse de nouveau la glace.

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Au nord de l’île, j’abandonne la pulka en amont de la plage de neige pour grimper dans la poudreuse. Pas de chemin : je patauge, glisse. Cinq mètres sous le sommet se dresse un muret de rochers verglacés. Obstacle infranchissable. J’enchaîne quelques tentatives prudentes, lorgnant sur la crevasse qui déchire, sous mes pieds, le flanc est de la montagne. Je renonce. Pas envie de jouer le rôle d’un sacrifié. Tant pis : le sommet sacré restera inviolé.

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Le temps, couvert depuis ce matin, se dégrade dans l’après-midi. Le vent se lève, poussant les flocons qui dégringolent du ciel gris. L’horizon disparaît. Seules quelques îles proches, ici et là, nuancent le tableau blanc cassé. Il fait sombre, très sombre. Comme si la nuit était subitement tombée. Un phare de motoneige déchire les brumes sans bruit. Dévoré par la tempête, le rocher d’Ukko n’est bientôt plus qu’un souvenir.

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Je monte le camp sur un îlot minuscule. Y subsiste la trace d’un feu : un cercle de pierres encerclant des charbons pris dans la glace. Aucune chance d’allumer la moindre flamme dans la tempête. Je me réfugie sous la tente pour la soirée. La neige, dense, continuera longtemps de tomber, avant de s’arrêter, soudainement, en milieu de nuit.

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Ciel dégagé au-dessus d’une nuit blanche. La lune, pleine, fait scintiller la neige qui recouvre tout : les rochers, les souches, les sapins, la tente. La vue porte loin sur le lac, comme en plein jour. Règne de la clarté, règne du silence. Un silence absolu. Pas un vrombissement. Pas un bruissement. Pas le moindre frémissement. L’air : immobile. Le temps : suspendu. La lune : magique. Je suis pris d’une brusque envie de repartir sur-le-champ, marcher sur le lac au clair de lune, en chantonnant Debussy, pianissimo, porté par le silence.

Le lendemain, le vent mugit sous le ciel limpide. La neige soufflée dans l’atmosphère forme comme une vague cristalline, derrière le rocher qui abrite mon petit-déjeuner. L’air brille de mille feux.

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La température est remontée à -15°C et, emmitouflé dans ma parka, capuche rabattue, je ne crains pas le vent qui me pousse. Au raz du lac, les cristaux fuient, fuient la fureur du vent. J’avance dans une masse en mouvement, une surface liquide. La pulka légère glisse, autonome, à mes côtés. J’avance sans effort, engagé dans une sorte de détroit qui se resserre, pour s’ouvrir là-bas, à l’horizon, sur le cœur du lac.

En milieu de matinée, j’aperçois quelque chose qui bouge au loin. D’abord simple point noir régulièrement masqué par les volutes de neige que soulève le vent – à se demander si ce n’est pas en fait un simple rocher –, il finit par se découper en une minuscule silhouette. Une heure plus tard, je salue un couple qui tire de lourdes pulkas, des vrais traîneaux d’explorateurs, aidé par des chiens. L’attelage remontant le vent, courbé dans le soleil, visages dissimulés sous les capuches, a fière allure. Ils achèvent leur périple, rentrant à Inari. Nous échangeons trois mots. Surpris par ma petite pulka improvisée et mon sac léger, ils me demandent avec le plus grand sérieux si j’ai une tente ! « Careful with the wind », qu’ils me disent avant de poursuivre leur marche dans la direction opposée.

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Je déjeune dans une crique abritée en bordure du goulot de vent. C’est la dernière occasion, le dernier repli avant de laisser derrière moi les îles pour m’engager dans le grand désert blanc. C’est l’embouchure d’un fleuve qui se déverse dans l’océan : de part et d’autre, les bouts de terre s’écartent tandis que l’horizon s’enfuit hors de portée des yeux et de l’intuition. Devant moi, il n’y a plus qu’un plateau pris dans les glaces, desséché, laminé par le vent qui le met en mouvement.

Le vent, ininterrompu, balayant sans relâche la neige sur le lac, révélant par endroits la glace vive, lisse ou rugueuse, grise ou blanchâtre ; le vent, omniprésent, secouant les sapins, cristallisant le coucher du soleil ; le vent, puissant, chassant les flocons qui filent horizontaux vers une perspective qui n’existe plus, un horizon qui n’est qu’une illusion. Des heures durant, j’avance tout droit, ayant perdu tout repère, sans rencontrer le moindre obstacle, sauf les bouts d’îles qui se dessinent parfois, au-delà de la tourmente cristalline.

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Je dévie du cap alors que le soleil tombe dans une lumière sublime, mille fois réfractée par la poussière de glace qui nimbe l’atmosphère. Comme je reviens vers les îles, des bancs de neige surgissent, piquetés d’arbrisseaux décharnés qui découpent leur silhouette sur le ciel doré. Je profite encore un moment de cette ambiance magique : le temps de rallier un bout de terre d’envergure, qui semblait tout proche déjà une heure plus tôt, mais qui ne fait pas mine de grandir sur l’horizon.

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Enfin, j’accoste sur une petite plage, au moment où le soleil disparaît derrière la forêt de sapins, laissant filtrer quelques lignes d’or à travers les troncs. A la recherche de l’emplacement de camp idéal – à l’abri du vent mais à ciel découvert dans l’espoir de voir des aurores, deux critères souvent mutuellement exclusifs –, je me retrouve à traverser l’île dans toute sa longueur, ce qui n’est pas une mince affaire étant donné l’épaisseur de poudreuse. Rien que remonter la côte depuis la plage m’a privé de souffle !

De l’autre côté, plus de vent. L’île boisée, toute entière, fait rempart. Je m’installe en amont d’une vaste plage qui fusionne, blanche sur blanc, avec le lac endormi dans le crépuscule.

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Ce soir, le feu n’est pas une option. En forme et enthousiaste, je débite un tronc de bouleau. Qui ne prend pas, malgré toute l’application que je mets dans la construction du foyer. C’est finalement un sapin couché au sol, que je croyais pourri, qui me sauve. Une flamme s’élève, allègre dans la nuit tombée depuis longtemps, à l’encontre des aurores qui dansent, fugitives, d’un côté, de l’autre. Un arc vert vif s’établit sur toute l’étendue du ciel. Je descends jusqu’à la plage, m’extirpe de la poudreuse, m’allonge au beau milieu du lac, face au spectacle. L’intensité de l’aurore n’a pas à rougir devant l’éclat de la pleine lune. La glace scintille sous le ciel vert. J’avale ma semoule assis sur le lac, personnage d'un tableau surréaliste.

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Regard plongé dans le feu qui réchauffe la nuit, je songe à demain. Demain, je traverserai le cœur du lac, seul, loin de toute terre.


3 - Au cœur du lac

Je marchais, seul, dans l’espace infini qu’étirait le silence, blanc.


Le soleil est déjà haut quand je pointe le nez dehors. Aussi haut qu’il puisse l'être dans une matinée de février lapone : aux alentours de vingt degrés au-dessus de l'horizon.

Je fais repartir les charbons de la veille. Cela permet d’économiser le gaz, précieuse ressource. Je sirote mon thé chaud tout en repensant à l'incident d'hier soir. Au moment d'aller me coucher, m'apprêtant à envoyer un message rassurant à ma famille, j'ai constaté le blocage de ma carte SIM. Le téléphone a dû s'allumer tout seul dans la poche de la parka et, par quelque sorcellerie, a entré trois codes pin erronés. Plus moyen de contacter qui que ce soit, sinon les secours. Je crains que mes proches s’inquiètent, mais je n’y peux rien. Je me retrouve définitivement coupé du monde. Seul, au beau milieu du lac. Mais n’est-ce pas cela que je suis venu chercher ?

Ranger mon bardas prend un temps fou. Il est onze heures passé quand je me mets en route, direction le cœur du lac, ce vaste cercle bleu sur la carte. La glace crisse sous les raquettes. La pulka glisse sans broncher. Cap au large : la plage s’éloigne, lentement. Les sapins reculent, se brouillent : les rivages se confondent avec l’horizon.

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Devant moi s’étale la banquise, immense, caressée par un vent raisonnable qui pousse des vaguelettes de neige. Ce n’est rien comparé à la tempête qui soufflait hier. Pas un être vivant à des kilomètres à la ronde. Pas même un oiseau, pas le moindre insecte. Solitude absolue.

Je fais de courtes pauses pour boire et grignoter, là, au milieu du lac blanc, dos au vent. Des rivages boisés s’étirent sur l’horizon. Ils semblent proches. C’est une illusion.

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Porté par le vent, j’ai tendance à dévier vers l’est. Il faut relever la tête, m’assurer que mon repère, un relief lointain qui accroche le regard, est toujours dans l’axe. J’avance, avec l’impression d’être un navigateur. J’avance, une heure, deux heures. Étonnamment, marcher sur cette immensité blanche n’est pas dépaysant. Dans ce paysage minimaliste, je me sens à l’aise, dans mon élément. C’est un tableau presque abstrait : le ciel, bleu, le sol, blanc, séparés par une ligne horizontale, sombre. Sublime pureté.

Sauf que mes pieds me font mal. Lorsque j’atteins cette sorte de butte qui guidait mon cap, j’ôte mes chaussures, soigne mes ampoules à l’abri du vent. Douloureux, mais rien de grave. Simple inflammation. Je pose un pansement, mange une poignée d’amandes, fais quelques photos.

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Déjà, la lumière décline. Devant moi, mon ombre s’allonge. La neige se teinte d’or. Des nuages s’amoncellent à l’est, vagues de feu à l’assaut du ciel pâlissant. Je traverse prudemment des plaques de verglas grisâtres. Devant moi, il n’y a rien. Même l’horizon s’est vaporisé. Point GPS, coup d’œil à la carte : une île déserte, étalée à l’ouest, est la dernière occasion de s’arrêter. Je dévie, marche encore, longtemps.

A mesure que le soleil tombe, c’est tout le paysage qui se nuance. Subtile palette de couleur pour peindre la neige : jaune, rose, puis bleue. Un beau bleu, paisible.

Le soleil en passe de disparaître derrière le profil de crête lance son chant du cygne, colorant le verglas d’une teinte orange, illuminant une dernière fois en contre-jour les sapins épars, avant de disparaître. Alors la pénombre envahit le paysage. La neige se ternit. Le ciel s’éteint.

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Je contourne les îles flottantes, cherche à accoster à l’abri du vent. Dans le crépuscule, je pose mon sac à dos dans la neige, détache les traits de la pulka, mais garde les raquettes aux pieds. Sans prendre le temps de souffler, je sillonne les alentours en quête de bois mort. Il y a de quoi faire : quantité de branchettes desséchées suspendues à portée de main, au bas des sapins.

Organiser le camp. Tasser la neige, creuser les chemins. Profonds sillons dans la poudreuse, qui me permettront de naviguer sans les raquettes pour ramasser de la neige à fondre, pisser un coup ou chasser les aurores.

Ôter les raquettes. Égaliser le sol à la pelle. Monter la tente, fixer les ancrages du mieux possible dans la neige fluide.

Construire le feu, patiemment. Craquer une allumette, malgré la brise. Recommencer, une fois, deux fois, trois fois. Le petit bois de sapin s’embrase d’un coup. Les braises tombent sur les branchettes soigneusement disposées. Le bois se consume lentement, de haut en bas. Les bûches fument, craquent.

Ranger les affaires. Gonfler le matelas. Étendre le duvet. Prendre de quoi dîner. Je meurs de faim. Je n’ai pas assez mangé aujourd’hui.

Ne pas se précipiter. Déjà, le feu s’est consumé, laissant de belles braises. Il faut scier les grosses bûches, construire une réserve. Réalimenter le feu avant de se jeter sur la nourriture.

Tartines beurrées. Charcuterie rôtie au feu de bois. Amandes, noix de cajou. Soupe de nouilles, brûlante, qui réchauffe de l’intérieur. La vapeur d’eau se mêle à la fumée. Mes lunettes sont pleines de buée.

Un peu de chaleur dans la nuit froide. Les flammes rugissent, ravies de dévorer les bûches que je jette dans le foyer. Le feu ronflant sèche mon pantalon et mes chaussures. J’écris à la lumière des flammes vacillantes.

La pleine lune éclaire l’alentour gris. Assis sur un tronc, j’écoute le silence. Un silence absolu. Je ne serais pas étonné d’entendre les battements de mon cœur. Sauf lorsque se glisse, de temps à autre, un bref flux de vent, échappé du nord-ouest. Quelques aurores faiblardes tentent d’esquisser des traces gris pâle sur l’horizon. La lune les efface aussitôt.

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La température, radoucie ces derniers jours, chute au cours de la nuit, jusqu’à se stabiliser vers -20°C au petit matin. Après une nuit réparatrice, je fais repartir le feu.

Le temps de ranger les affaires, mes pieds sont déjà engourdis, la faute aux chaussures qui n’ont pas complètement séché hier. L’avantage : ça anesthésie les ampoules. J’en profite pour marcher à grandes enjambées, m’éloignant rapidement de l'archipel qui a accueilli mon camp.

Aujourd’hui, je trace une diagonale nord-est, sans dévier une seconde. La terre la plus proche, à dix kilomètres environ sur ma droite, ne forme qu’une bande terne sur l’horizon. L'impression de marcher sur un disque blanc qui flotte dans le néant.

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Pourtant, depuis le matin, je devine l’objectif. La tâche bise d'une île, aussi diffuse qu'un nuage, trahie par son immobilité. S’il y avait du vent, si l'atmosphère n'était pas aussi cristalline, je ne la verrai sans doute pas. Mais le temps est clair : ciel bleu uniforme, pas un nuage, pas une brise. Quinze kilomètres de marche au large, loin de tout, dans une solitude absolue. Seule trace de civilisation : la traînée blanche d’un avion à réaction.

Pas un bruit. Tranquillité sereine.

Le paysage, invariable. Je marche, des heures et des heures, avec l’espoir que cette île vaguement esquissée en face de moi finisse par grossir. Que tu rêves ! Ce n’est pas pour tout de suite.

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Seule la surface du lac brise l’uniformité bleu et blanche du tableau. Le vent des jours précédents a modelé des vaguelettes, dessiné des motifs. Par endroits, la neige a été soufflée, laissant paraître la glace mate, blanche, grise, ou noire. Glissante, mais robuste, en tout cas je l'espère, en tout cas je le crois, avec une foi religieuse facilement ébranlée lorsqu'il faut enjamber, de temps à autre, une fissure qui fait froid dans le dos. Je m'arrête pour sonder l’épaisseur de glace à l’aide de mon bâton. Plusieurs dizaines de centimètres avant de toucher l’eau. Bien que le bâton n’ait été immergé que quelques secondes, il ressort emprisonné dans une gangue de glace impossible à briser. Phénomène de surfusion ?

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Seul témoin du temps qui passe : le soleil qui grimpe au sud, stagne au-dessus de l’horizon, amorce sa descente. La lumière qui se nuance. Ainsi l'engrenage cosmique fait-il tourner le temps ; et file, le jour, alors que déjà, la nuit s’annonce. Le soleil dégringole et pas un endroit où s’abriter à des kilomètres à la ronde. Je presse le pas.

Alors que le soleil disparaît, l’île que je visais depuis ce matin commence seulement à s’élever dans le lointain. La nuit s’installe. Cap sur la lune qui se lève au nord-est. Contrairement au soleil, elle n’est pas confinée sur l’horizon. Curieuse géométrie astrale.

Régulièrement, retentit un étrange tambourinement. Comme si un béluga prisonnier frappait sous la couche de glace. Des craquements, aussi, comme des séracs qui se décrochent. Les noyés se réveillent dans les profondeurs. Les revenants frappent le mur de leur immense prison.

La lune jette son éclat blafard sur le paysage clair-obscur. Le silence est oppressant. J’ai hâte de rallier cette île qui grossit si lentement. Mes ampoules se sont réveillées. Alors que l’objectif se concrétise, je souffre à la fois physiquement et psychologiquement.

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Aux abords du rivage, la glace craque sous mon pied. Je bondis sur la rive, le front strié d’une sueur froide.

Un peu déprimé ce soir. Même pas le cœur à chauffer mon repas. J’écris un moment sous la tente.

Dehors, le ciel s’est couvert brutalement. Un halo jaunâtre entoure la lune. Pas d’aurores au menu. Le thermomètre affiche -14°C. Je n’ai pas froid. Sidérant, comme le corps s’adapte vite à l'environnement.


4 - La passe de Lèvevent

De fins voiles nuageux étirent leur lambeaux gris. Soleil invisible dans l’horizon jaunâtre. Lumière diffuse.

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Nous sommes au début du sixième jour. Je suis entré dans la partie septentrionale du lac, à l’endroit exact où j’ai tracé une croix, au hasard, alors que j’esquissais un semblant d’itinéraire à l’aéroport d’Helsinki. Il me semble que ça fait des siècles. Des siècles que j’ai quitté Inari. Des siècles que j’ai croisé ce couple et leurs huskis, dernier contact humain. Seulement six jours, vraiment ? Six jours : la moitié du périple. Il faut songer à rentrer. Ivalo est à soixante kilomètres à vol d’oiseau. Il ne va pas falloir lambiner.

Après une nuit dans un silence d’outre-tombe, c’est reparti sur le lac. Horizons repoussés aux quatre infinis. Le soleil perce en fin de matinée pour s’imposer l’après-midi, alors que je reprends résolument la direction du sud.

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Sur ma droite, une terre boisée s’étire, longiligne. Elle ne semble pas bien loin. Tiens ! Voilà que trois points noirs sortent du bois, sur la plage. Illusion de mouvement ? Seraient-ce seulement des rochers ? Non, ça bouge. Des gens ? Ils s’approchent. Les formes se détachent, les profils se distinguent : trois rennes sauvages ! Trois rennes sauvages qui avancent, quittant le rivage, loin, là-bas, très loin. Trois rennes qui galopent, s’arrêtent. S’approchent, me regardent. Repartent dans une cavalcade épique, décrivant un large arc de cercle d’un rivage à l’autre, se détachant en contre-jour sur fond de soleil rasant avant de disparaître, de l’autre côté, sous la ligne des sapins.

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Un peu plus tard, ce sont deux motoneiges qui remontent la piste, sans bruit, minuscules sur l’horizon. Elles s’arrêtent. Une silhouette sort du véhicule. Ils sont rejoints par une procession qui arrive en sens inverse. Puis tous repartent en une succession de points noirs filant silencieusement à la rencontre du soleil.

Depuis la fin de matinée, je me dirige vers une sorte de lointaine péninsule qui s’allonge à la rencontre du large. De nouveau, il faudra marcher, marcher des heures et des heures, avant que sa forme se module, qu’elle se mette à grossir, prenne du relief, que les sapins se détachent sur la crête et les rochers contrastent sur la plage, il faudra marcher jusqu’au soir, sous le soleil déclinant, avec l’impression de faire du sur-place, finissant par douter d’arriver un jour quelque part.

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Bien qu’il y ait, d’après ma carte, une cabane dans ces parages, je choisis de l’ignorer, avec l’idée de franchir cette sorte d’archipel via un étroit goulot sinuant entre les bandes de terre. Repoussant cette traversée à demain, je m’arrête relativement tôt, prends le temps de construire un feu qui brûlera jusque tard dans la nuit.

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En attendant, le ciel s’est encore couvert. Pas d’aurores, plus d’aurores. Les braises agonisent. Au moment où je vais me coucher, le vent se lève, subitement, sans avertissement. Un vent puissant, sans pitié. La tente, mal amarrée dans la neige pulvérulente, tremble, faseye. Tient le coup. Heureusement, le dos de l’île et quelques arbres me coupent du cœur du flux. Ce qui n’empêche pas de subir le reflux. Le hurlement de la tempête à la cime des arbres, la toile de tente qui fouette pendant toute la nuit, m’empêchent de fermer l’œil. Je somnole dans une torpeur inquiète. Au matin, la tempête ne se calme pas, au contraire. La neige se mêle à la fête.

De l’eau froide au goût de cendre pour démarrer la journée. Le vent m’est trop pesant pour que je reste ici plus longtemps. Remettant le petit déjeuner à plus tard, je range le camp en vitesse et largue les amarres.

Je m’enfonce dans une épaisse couche de poudreuse fraîche qui n’était pas là hier : il a dû neiger toute la nuit. Une neige alourdie par la chaleur : ce matin, il fait seulement -5°C. Chaque pas s’enfonçant jusqu’au mollet, si ce n’est au genou, est une épreuve. Après cent mètres, je suis déjà à bout de souffle, épuisé. Heureusement, le vent terrible souffle dans mon dos.

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Je rame dans le goulot, dévie vers la rive, accoste à l’abri. Il faut que je mange quelque chose, vite. Petit déjeuner royal. Pain, beurre, chocolat à la crème de café. Je reprends mes esprits. Rassemble mes forces. Au-delà du goulot s’étire, comme je l’avais deviné d’après la carte, une bande de glace rectiligne, coupant l’archipel dans l’axe du vent : la passe de Lèvevent, telle que je la baptise, encore traumatisé par la soudaineté avec laquelle la tempête a surgi hier soir.

La progression est irrégulière. A chaque pas, aucun moyen d’anticiper si je vais m’enfoncer jusqu’à la taille, ou si les raquettes vont réussir à me maintenir à flot. Je lutte avec souplesse, tirant la pulka qui butte dans les moindres irrégularités, refuse de franchir les bosses, se coince systématiquement dans ma trace. Même si c’est un peu mieux au milieu du passage, le plus loin possible des îles, il me faut des heures pour traverser.

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De l’autre côté, le cœur du lac, immense. Visibilité nulle sur l’horizon. Je m’accorde une courte pause avant d’entrer dans la tourmente. Revérifie ma position. Définis un cap. Je sais que là-bas, au large, je ne pourrai plus compter que sur l’aiguille de la boussole.

Dans mon dos, l’archipel disparaît derrière un rideau de neige virevoltante. Le ciel et la glace, uniformément gris, se confondent. L’horizon s’efface. Seules quelques plaques de verglas plus sombres accrochent le regard. Ayant perdu tout repère, j’avance boussole en main, suivant la flèche qui pointe le cap 230.

Et la tête enfouie sous la large capuche, les yeux baissés, je répète, tel un damné : cap 230, cap 230...

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Comme c’est curieux ! Le vent a subitement changé de direction. Alors que je l’avais jusqu’ici plus ou moins dans le dos, il vient brutalement frapper ma joue droite. Je resserre ma capuche, rabats la fourrure. La progression est tout de suite plus difficile. La pulka me tire dans la mauvaise direction. La mauvaise direction ? Je vérifie la boussole, réaligne le nord. Constate que c’est moi qui ai pivoté de quatre-vingt-dix degrés.

Je prends conscience de la chance que j’ai, d’avoir le vent dans le dos. Il facilite à la fois l’orientation et la progression. Pas de blizzard dans la face, et le traîneau qui avance tout seul, comme un grand ! La seule difficulté est psychologique. Rester lucide dans le néant.

Les heures passent, désespérément uniformes. Des hallucinations naissent devant mes yeux : filaments de glace ocres qui dansent sur fond blanc. Ma main les chasse comme des insectes. Vain réflexe. Ils passent au travers du gant.

Au loin, une plaque de verglas plus sombre, plus imposante. Étrange qu’elle ne se rapproche pas. Alors, serait-ce… Serait-ce une île ?

Terre en vue !

Mais je devrais le savoir, désormais, que la perspective déforme les distances, surtout dans cette tempête qui efface toute notion d'échelle. Je devrais le savoir, désormais, qu’il faut des heures pour rejoindre l’horizon. Regard rivé vers la masse sombre de cette île, espoir d’arriver bientôt quelque part, bientôt supplanté par le désespoir de ne pas s’en approcher. L’impatience gronde. Le vent qui siffle sans discontinuer dans mes oreilles me tape sur le système. Mes ampoules me brûlent les pieds.

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J’atteins une petite île. Je la contourne pour m’abriter du vent. Sera-t-elle une protection suffisante ? Ça semble faire l’affaire. Une simple butte coupe le vent. Reste la neige qui tombe drue. Même si j’aurais apprécié un feu réconfortant après cette journée de tempête, je me résous à passer la soirée dans l’abside de la tente.

A la nuit tombée, je risque un œil dehors. Ni lune, ni étoiles, dans le ciel. La neige grésille sur la tente. Je vais me coucher avec l’espoir que ça se dégage pendant la nuit. Naïf ! Le lendemain, le temps est encore gris, bien que le soleil, proche, jette de temps à autre un éclat lunaire sur la neige balayée par un vent qui n'a pas daigné faiblir.

Ayant atteint le sud du cœur du lac, je me retrouve entouré d’îlots plus ou moins étendus. Rien ne ressemble plus à un îlot qu’un autre îlot, et je n’arrive pas à déterminer précisément sur la carte l’endroit de mon campement, ce qui compliquera la navigation durant toute la matinée. Je suis obligé de m’arrêter régulièrement, dos au vent, pour faire des points GPS, vérifier le cap, tenter d’identifier les reliefs, profils des îles qui jaillissent de la brume, bandes de terre massives qui se resserrent inexorablement. Les hypothèses se succèdent, constamment réfutées par une topologie qui se dévoile trop lentement. Je conserve un cap sud mais je crains de me retrouver bloquer, de devoir escalader des collines de poudreuse, d’être considérablement ralenti alors que je n’ai plus que deux jours pour rallier Ivalo.

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Cependant le labyrinthe d’îles apparaît sur la carte troué en de nombreux endroits : constatation rassurante. En effet, sur le terrain, ça passe. Je navigue dans des baies, des détroits… Trouve l’étroite passe repérée la veille, ce qui me permet d’enfin corriger ma position alors que je déjeune dans une baie à l’abri du vent. Au-dessus de l’horizon, le soleil poursuit sa bataille acharnée contre les nuages. S’il prend légèrement le dessus en milieu de journée, trouant le ciel d’un disque blafard, il n’arrive pas à gagner en intensité, ne projetant pas la moindre ombre sur la glace grise. L’après-midi, l’espoir est étouffé : les nuages gagnent définitivement le combat.


5 - Les blancs rivages

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Ce soir, je fais un grand feu. Aucun souci pour le démarrer, mais maîtriser la combustion est une autre paire de manches. Si de temps à autre une gigantesque flamme troue la nuit, la plupart du temps ça brûle trop lentement pour réchauffer quoi que ce soit. Je réussis à faire à peu près sécher mes chaussettes, mais mes chaussures restent humides. Au bout du compte, à rester là assis sans rien faire, je suis même plutôt refroidi. Oui, je réalise soudain que je meurs de froid. Or, je n’ai pas encore monté le camp. Pour comble de malchance, sous la poudreuse, le sol se révèle très irrégulier. Je sonde alentour en quête d’un terrain plus plat, m’enfonçant jusqu’aux cuisses, pour finalement accepter un compromis pas franchement satisfaisant. Vite, la tente, le matelas, le sac de couchage. N'ayant pas tassé la neige en avance, j'ai l'impression de m'allonger sur un sol flottant.

Mes pieds sont dans un sale état. Les ampoules ont gonflé inexorablement, désormais aussi larges que des œufs de poule, malgré les pansements qui s’accumulent. J’en rajoute une couche en grimaçant.

Fatigué, je contemple le ciel désespérément gris. Quelques motoneiges passent. Pas fait exprès de m’installer à côté de la piste. Tant pis. Il n’y a pas foule. Rumeur de civilisation. J’approche des rivages du lac. Combien de kilomètres d’ici à Ivalo ? Une quinzaine à vol d’oiseau ?

Alors que je m’allonge pour somnoler un moment avant de dîner, reprendre des forces, physiques mais surtout psychologiques, un sinistre claquement retentit. Je comprends aussitôt, sans avoir besoin de le vérifier, que mon matelas a rendu l’âme. Ne pas se précipiter. Ne pas paniquer. Analyser la situation, sans bouger. Curieux : je ne le sens pas se dégonfler. Prudemment, je me retourne sur le ventre. Constate que les parois internes ont lâché à l’extrémité, créant une énorme hernie. Alors que je m’appuie vers l’avant, une autre cloison craque. Deux claquements se succèdent. L’hernie double de volume. Avant que j’ai eu le temps de réagir, c’est tout l’avant du matelas qui implose. Je constate les dégâts, pragmatique. C’est irréparable. Si je m’allonge à nouveau, davantage de cloisons vont lâcher et je vais me retrouver avec une énorme bulle d’air. Donc, je n’ai plus de matelas. Dehors, il fait moins quinze. Comment s’isoler du sol ?

Je me suis entraîné, au moins psychologiquement, à faire face à ce genre d’aléas. Ça ne sert à rien de paniquer, ça ne sert à rien de pester. Rester lucide, raisonner. C’est l’heure du système D. Je détache le gros sac de la pulka et vide son chargement dans la neige avant de le poser à plat sur le sol de la tente. Je fais de même avec le sac que je porte sur le dos. Par-dessus, j’étale la parka, mon pantalon, mes deux doudounes, quasiment tous mes vêtements, qui viennent boucher les ponts thermiques. Par-dessus, je dispose ce qu’il reste de mon matelas, ainsi que le bout de mousse en lambeaux qui me sert habituellement de siège, quand je m'assois dans la neige, face au feu. Enfin, j'enveloppe cette pile de fringues branlantes dans ma couette synthétique.

Tout ceci m’isole relativement bien du sol, mais il ne me reste plus que mon petit duvet pour m’isoler de l’air glacial. Je passerai une nuit moyenne, peu réparatrice. Ça aurait pu être pire. Vers sept heures du matin, tentant de changer de position, je bascule sur le côté, dérangeant pour la énième fois tout mon ingénieux montage. Aller, ras le bol de ce lit instable, si on peut appeler ça un lit. Partir tôt me laissera plus de latitude pour atteindre Ivalo aujourd’hui.

Comme la veille, j’ouvre la tente avec l’espoir de voir un bout de ciel bleu pâle. C’est encore nuageux, mais le soleil est tout proche. Il percera vaillamment la grisaille pendant le rangement du camp, avant de s’avouer vaincu, une nouvelle fois.

Je coupe la piste de motoneige, traverse un plateau gris. Un véhicule glisse au ralenti sur l’horizon, devant des tunturis qui grandissent à vue d’œil. La perspective rétrécit, la fin du lac s’esquisse.

Un homme pêche, assis dans un traîneau. C’est la première personne à qui j’adresse la parole depuis six jours. Nous discutons du ciel gris, de l’horizon noir, du fin rideau de neige qui s’est mis à tomber. « Discuter » est un bien grand mot. Je l’observe œuvrer en silence. Il m’explique l’art subtil de la pêche au sonar. A cette période de l’année, les perches sont encore peu actives. Elles ne bougent quasiment pas, flottant entre deux eaux à quatre mètres et demi de profondeur, se contentant de s’élever poussivement quand une proie passe à portée. Au sonar, le pêcheur détecte si un poisson traîne à l’aplomb du trou qu’il a préalablement creusé à travers la glace. Il laisse traîner son appât à une profondeur de quatre mètres, agite régulièrement sa courte canne à pêche avec des gestes précis. Parfois, le poisson, intéressé, s’élève. Trajectoire montante sur l’écran du sonar. Le pêcheur remonte la ligne vers la surface, très lentement. Mais le poisson se désintéresse. Le jeu n'en vaut pas la chandelle. Sa trajectoire replonge. Imperturbable, le pêcheur redescend l’appât, doucement, sans se précipiter, sous peine d’effrayer la prise.

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Il m’explique que c’est plus facile au printemps : la glace moins épaisse laisse passer davantage de lumière. Les perches sont plus actives. Mais même en hiver, il est possible de piéger des centaines de kilos dans des filets : c’est ainsi que font les professionnels, aujourd'hui.

Non, plus rien à l’aplomb de ce trou. Il se déplace, prépare un nouveau trou. Calme plat sur le sonar. Encore bredouille. A la quatrième tentative, ça devient prometteur. Il y a du gros et du menu fretin. Ça y est : sur le sonar, la trajectoire du poisson remonte lentement vers la ligne. Très concentré, le pêcheur mouline doucement sa petite canne à pêche. Soudain, il bondit, tire d’un coup la ligne à la main. Ça frétille au bout du fil !

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Quand ça a mordu une première fois, il y a toutes les chances que ça continue, me dit-il. Bientôt, trois autres perches, deux grosses et une petite, viennent rejoindre leur infortunée semblable sur la glace. Le pêcheur les assomme d’un cou sur la tête, avec le plat de son couteau, puis les saigne en enfonçant la lame au niveau des branchies. Gestes précis. La neige poussée par le vent enveloppe les prises sur la glace. On dirait l'étal d'un poissonnier.   

Plus rien à l'aplomb de ce trou. Les poissons se sont enfuis. Il s’agit alors de deviner dans quelle direction ils sont allés. Nouveau trou creusé un peu plus loin. Sacrée intuition : aussitôt le sonar mis en place, un signal apparaît sur l'écran. Voilà déjà un poisson qui remonte vers l’appât ! Celui-ci, trop petit, sera relâché.

Ma route vers Ivalo est encore longue. Je prends congé. M’éloigne, jetant de fréquents coups d’œil en arrière. Le pêcheur assis, immobile, sur son traîneau, insensible au froid, imperturbable. Assis seul au milieu de la glace, il disparaît derrière un rideau de neige.

Plutôt que de remonter l’Ivalojoki via la piste de motoneige, je choisis de passer par l’ouest, en espérant ne pas trop galérer dans les tunturis. Sur la carte, ça semble relativement plat.

Le soleil perce la couche nuageuse. Enfin, après ces derniers jours de grisaille ! Jeux d’ombres et de lumières sur les rivages tourmentés. Glace brisée, rochers blancs de poudreuse fraîche, sapins saupoudrés de sucre. Cette poudreuse ralentit ma progression, alors que je traverse une dernière baie où elle s’est accumulée. La pulka galère à suivre mes traces. Il fait chaud, l’effort est épuisant.

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Les cabanes se multiplient sur les rivages blancs. Une silhouette, au loin. Un homme qui promène son chien. Deux promeneurs s’avancent dans la direction du large. Je profite de mes derniers instants sur le lac, avançant à reculons vers les tunturis bleu-gris qui dressent là-bas leur masse rébarbative. Dos ronds piquetés de sapins plantés dans une neige profonde.

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Juste avant de rejoindre la rive, je m’arrête, grignote quelques amandes. Dernier regard sur le lac. Je veux graver ce paysage dans ma tête. Une rangée de sapins sur la rive à droite. Un rocher. Deux rochers. Plus loin, l’homme et son chien. Les tunturis au sud. L’éclat du soleil sur les blancs rivages des îles qui barrent l’horizon. Un ronflement de motoneige. Et là-bas, la promesse du large. Une immensité inconcevable. Terre de tempête et de silence.

Ferme les yeux. Tourne le dos. Ne te retourne pas. Ne te retourne pas.

La forêt se referme sur moi. Il fait à peine moins cinq : je meurs de chaud. Transpirant à grosses gouttes, je regrette déjà les doigts gourds, les pieds gelés, le nez qui picote.

La forêt, interminable. A force de tracer des lignes à vol d’oiseau, j’ai sous-estimé les distances. Il faut encore traverser des portions entières de forêt, des lacs, grimper, descendre, tout ça dans une trace de motoneige irrégulière qui, certes, a le mérite d’exister. Car sans elle, j’aurais perdu tout espoir d’atteindre Ivalo aujourd’hui. Et même, l’idée de planter la tente dans cette forêt paisible est de plus en plus tentante. Des cabanes solitaires poussent çà et là. Un ronronnement de motoneige s’évanouit au loin.

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C’est un dédale de pistes : les traces de motoneige s’emmêlent dans les pistes de ski, sans compter les sentes forestières bouchées par la poudreuse. Ma carte grande échelle n’étant pas assez précise pour résoudre le labyrinthe, l'exactitude du GPS n'est pas d'une grande utilité. Alors je me dirige à moitié d’instinct, boussole en main.

La nuit dernière n’a pas été réparatrice. Je suis épuisé, pressé d’arriver, sans lucidité. Pour preuve : bien qu’il fasse à peine moins cinq et que je meurs de chaud, je garde ma parka sur le dos. Chaud, froid, quelle importance ? Il n’y a plus qu’une chose qui compte : arriver à Ivalo.

Planter la tente ici ? Déjà, le soleil bas se fait dévorer par les nuages. Perdu au milieu de nulle part, j’ai l’impression que la nuit tombe. En réalité, ce n’est que le milieu d’après-midi. A moins que l’heure du GPS soit fausse. Ce ne serait pas une très bonne nouvelle.

Mes pieds souffrent. J’ai l’impression d’avoir déjà avalé vingt bornes de poudreuse épaisse depuis ce matin. Une illusion due à la fatigue ? Je n’arrive plus à calculer.

La trace de motoneige se hisse au sommet d’une butte. De la fumée blanche s’élève au loin. Gloire de la civilisation !

De la fumée, puis le murmure d’une route. Oui, si c’est la départementale, je peux me situer. Restent quelques kilomètres. Plusieurs kilomètres. Trop de kilomètres. Ces distances, ces distances qui, même dans les forêts, s’étirent à l’infini ! Me voilà vaincu par les grands espaces.

La piste de ski interminable termine à la rivière. Enfin ! Je la traverse, suis sa courbe jusqu’à trouver un endroit où escalader de l’autre côté sans pénétrer dans une propriété privée. Tout à coup, me voilà en ville, cerné de toits enneigés, tirant ma pulka dans un quadrillage de rues blanches et désertes. Je me dirige au hasard vers le centre-ville. Y a-t-il seulement un centre-ville ? En tout cas, je n’aperçois aucun clocher.

Je finis par tomber sur un café. L’occasion de rassurer la famille qui commençait sérieusement à paniquer.

Après deux délicieux mocaccinos, les sirènes du confort ont raison de mon esprit d’aventure. Je me dirige vers l’hôtel. Chaleur étouffante d’une pièce exiguë. Une flaque se forme sous la tente qui goutte, étendue entre deux fauteuils. Une douche brûlante, délicieuse. Une séance de sauna : les yeux fermés, je me remémore l’intégralité du voyage, jour après jour. Plaisir d’imaginer un matin glacial tout en marinant dans un air à cent degrés.

Le restaurant propose des pâtes à la viande de renne fumée. Un régal, après dix jours à grignoter des amandes, des tartines de beurre, du jambon, des biscuit apéro et de la polenta.

Trop chaud dans cette chambre ! Trop mou ce matelas ! Trop bruyant dehors ! Où ont fui le froid, l’inconfort et le silence ? Non seulement j’ai oublié tous les tracas, mais je les regrette déjà.

Le lendemain, petit-déjeuner royal. Quel délice, ces pâtisseries finlandaises !

Le ciel a recouvré sa grisaille. Après un détour par la boutique de souvenirs, je reprends la route de la rivière.

7Za0KmUAi.P1090483-1.jpeg

Oubliée la fatigue d’hier. Je savoure cette dernière marche dans la forêt blanche. De temps à autre, je m’immobilise, tends l’oreille. Non, pas un souffle. Profond silence. Poli par le glissement de la pulka quand je repars.

J’enlève mes gants et ma chapka, pour sentir le froid caresser mes doigts et mes oreilles. J’accélère pour me réchauffer.

A l’approche de l’aéroport, les nuages jaunissent. Le soleil fait une percée vaillante sur les tunturis.

Piste blanche, sapins sombres, lumière grise. Étendues infinies cristallisées dans le silence.

Au-revoir, Laponie.


Ivalo, 21 février 2022.


7Za0LBfdl.Inari-10.jpeg

Dernière modification par Ytreza (13-09-2022 10:40:02)

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#2 13-03-2022 12:23:38

Stéphane_33
Membre
Lieu : Bordeaux
Inscription : 05-12-2018

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Bonjour Ytreza,
Merci pour ta vidéo, j'ai beaucoup aimé smile
Stéphane.

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#3 13-03-2022 13:02:01

Joy Supertramp
Sempervirens
Inscription : 25-03-2019
Site Web

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Pas si à l'arrache que ça ces séquences ! C'est très chouette, bravo à toi et à ton petit frère, c'est rare que j'arrive à regarder des vidéos jusqu'au bout  pouce


Edit sans précision : ortho ou faute de frappe !

Liste montagne été top confort

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#4 13-03-2022 14:59:50

Manche
Membre
Inscription : 27-08-2018

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Bonjour Ytreza,
C'est un vrai régal ta vidéo !  smile
Bravo !

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#5 13-03-2022 15:49:16

Nayana
Helix pomatia
Lieu : Cote d'Or
Inscription : 05-10-2010

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Jolie vidéo, merci smile


Lentement mais surement...

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#6 13-03-2022 16:31:14

Myrtille88
Membre
Lieu : Provence
Inscription : 30-09-2009

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Une longue histoire dans une petite vidéo, magnifique smile

Intéressant la façon de disposer le bois pour faire un feu, quel est l'avantage de cette technique? Ne pas avoir à ajouter le bois au fur et à mesure?

Myrtille

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#7 13-03-2022 16:53:00

Myrtille88
Membre
Lieu : Provence
Inscription : 30-09-2009

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

j'ai trouvé la réponse à ma question au sujet du feu dans ton CR précédent wink

Dernière modification par Myrtille88 (13-03-2022 16:54:23)

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#8 13-03-2022 16:58:57

You
Ptit lapin givré
Lieu : RP
Inscription : 27-08-2005

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Merci pour ces images !

Woupitain, ça me manque...


There is a curse. They say : "May You Live in Interesting Times" (Terry Pratchett)
"Le froid est pour moi le prix de la liberté" (Elsa, Reine des Neiges) / "La météo, c'est dans la tête" / φ / (⧖)
Si Edition sans raison indiquée : GolgOrth, Sainte Axe, petites précisions diverses...

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#9 13-03-2022 18:05:25

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Myrtille88 a écrit :

#647169Intéressant la façon de disposer le bois pour faire un feu, quel est l'avantage de cette technique? Ne pas avoir à ajouter le bois au fur et à mesure?

Tout un art wink
J'avoue que je me suis particulièrement appliqué devant la caméra tongue

Merci à tous pour vos messages !

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#10 13-03-2022 21:55:26

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

@ith - Ah oui il était AVTC ton post big_smile , mais j'ai eu le temps de choper les quote wink Ne t'en fais pas, je ne suis pas là (uniquement) pour recevoir des fleurs, les conseils sont bien plus utiles (après les fleurs ça fait pas de mal tongue ). Et les critiques matos sont toujours bienvenues sur un retour de terrain, d'autant plus sur RL !

ith a écrit :

#647213Jamais on ne plante un couteau dans la neige (ou même le poser par terre).

J'aimerais pouvoir dire que c'était pour l'esthétique de la vidéo mais non, je crois que c'est une mauvaise habitude. Je prends note.

ith a écrit :

#647213Sur un autre sujet : ta doudoune est courte et découvre le bas de ton dos quand tu es dans la tente.

Ce n'est pas très gênant car si je suis dehors et que les conditions sont mauvaises, je renfile la parka.

ith a écrit :

#647213Les manches sont courtes, on voit souvent tes poignets.

Cette remarque je l'attendais au tournant quand j'ai vu la séquence des raquettes ops . C'est tout à fait vrai qu'il manque quelques centimètres aux manches de la parka, malheureusement. Cependant je peux mettre en place une jonction hermétique avec les moufles en cas de besoin, de sorte que ça n'a pas été gênant dans la tempête. Bien sûr quand je filme ces séquences les conditions sont idéales, sans vent notamment (sinon l'appareil photo ne tiendrait même pas en place, il est simplement posé soit par terre soit sur le sac...).

Donc l'un dans l'autre oui, il y a des points d'amélioration, mais les défauts ne me paraissent pas dangereux, seulement inconfortables de temps en temps, alors est-ce que ça exige vraiment de se reposer des questions existentielles sur quel modèle choisir etc.
Dans le même ordre d'idée, je pourrais changer les chaussures, globalement trop chaudes pour la région, la tente, trop fragile, changer de duvet et de quilt pour améliorer le ratio duvet/apex, et j'en passe.

Mais j'ai un équipement qui m'a permis de vivre 10 journées merveilleuses là-haut donc, pour des projets similaires, pourquoi chercherais-je à optimiser encore et encore ? Tant que ça n'implique pas de risques inutiles, je préfère me contenter de ce que j'ai. C'est ma philo de vie.

Dernière modification par Ytreza (13-03-2022 21:59:01)

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#11 14-03-2022 08:59:03

karibou31
Membre
Inscription : 08-09-2021

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Top cette vidéo, ça donne envie !


Edit sans précisions = corrections orthographiques

Trombi --- Liste montagne été
Liste printemps / automne

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#12 14-03-2022 09:41:35

wwwfabien
Membre
Lieu : Essonne
Inscription : 23-06-2010

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Sympa cette vidéo, ça me rappelle des souvenirs  wink

Les aurores se sont des photos ?

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#13 14-03-2022 10:08:48

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

wwwfabien a écrit :

#647252Les aurores se sont des photos ?

Oui. En réalité tout a été filmé en moins de deux jours, je n'ai pas recroisé d'aurores ensuite (j'ai eu de la chance pour les rennes !). De toute façon je ne sais pas ce qu'aurait rendu une aurore filmée avec le petit APN. La plupart des photos sont prises à 1/3s, ISO 400-800. Je n'ai pas trop insisté sur la retouche, je crois que c'est assez représentatif du spectacle qu'on avait le premier soir ?

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#14 14-03-2022 10:33:39

wwwfabien
Membre
Lieu : Essonne
Inscription : 23-06-2010

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

yes c'est très bien, ça ressemble bien à la réalité  smile pouce
Je me demandais si tu avais pu filmer avec ton APN, avec le mien ça ne donne pas grand chose.

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#15 14-03-2022 10:40:40

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Et il me semble que tu avais mieux qu'un capteur 1'' n'est-ce pas ?

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#16 14-03-2022 11:02:17

wwwfabien
Membre
Lieu : Essonne
Inscription : 23-06-2010

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

J'avais pris mon réflex Canon pour les aurores.
Et mon petit APN Sony pour les photos de la journée.

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#17 14-03-2022 11:03:02

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

On les attend, tes photos wink

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#18 14-03-2022 11:06:20

ith
Version Light
Inscription : 08-03-2007

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Puisque le post initial n'est plus là : un grand merci pour cette belle vidéo. Je suis toujours étonné de la capacité que possède la Gen Y pour manipuler les outils numériques portables. Et le montage est vraiment beau ce qui enrichie encore la partage.

Mais j'ai un équipement qui m'a permis de vivre 10 journées merveilleuses là-haut donc, pour des projets similaires, pourquoi chercherais-je à optimiser encore et encore ? Tant que ça n'implique pas de risques inutiles, je préfère me contenter de ce que j'ai. C'est ma philo de vie.

Alors c'est parfait (sans aucune ironie!). 


En revanche, pour moi qui doit assumer un petit coté perfectionniste... ops

Un petit poste d'allégement qui en plus renforce la praticité et un peu la sécurité : au début de la vidéo on voit que tu as conservé la "sécurité" enfant de la mollette. C'est assez facile à retirer et le briquet devient plus facile à utiliser. C'est donc du poids inutile.


"The more you carry in your bag, the less you carry on your head"

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#19 14-03-2022 11:27:21

06chamois
Membre
Lieu : Là-haut
Inscription : 13-11-2018

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Bonjour Ytreza
Superbes paysages bien mis en valeur par la vidéo.
C'est beau à voir avec toutes ces aurores boréales.
Merci infiniment.


La montagne entretient à la fois la tête et le corps, alors plus d’hésitation = vive la randonnée  big_smile

Mon trombi :   https://www.randonner-leger.org/forum/v … p?id=35338

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#20 14-03-2022 12:30:51

Phil82
Tortouille
Lieu : Montauban
Inscription : 22-08-2019

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

C'est très chouette, mais je suis déçu, je pensais qu'il y aurait un petit passage de 2h30 ou tu essayes de faire prendre ton feux en vain, tu t'es amélioré ou bien tu as coupé la vidéo...  tongue

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#21 14-03-2022 13:09:52

florencia
Membre
Lieu : 71
Inscription : 11-11-2011

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Super la vidéo, bravo pour le caméraman et le monteur !

Belle mise en pratique du bûcher inversé wink

Flo


Réalisations DIY
_ _ _ _ _ _ _ _ _

"Si vous pensez que l'aventure est dangereuse, essayez la routine… Elle est mortelle !" -Paulo Coelho.

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#22 14-03-2022 14:20:48

eraz
multimedia
Lieu : Sancy
Inscription : 26-08-2007

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Kikoo Ytreza wink

Ytreza a écrit :

#647255De toute façon je ne sais pas ce qu'aurait rendu une aurore filmée avec le petit APN.

Cela ne donnerait effectivement rien. Seules des pauses assez longue permettent de fixer une aurore sur la pellicule.

Pour réaliser une vidéo d'aurore boréale, il faut faire un timelapse à partir de photos, ce qui est assez compliqué en rando hivernale et par températures basses (durée de prise de vue très longue, très grosse consommation des batteries, etc).

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#23 22-06-2022 09:38:37

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

L'hiver est bien loin désormais. Pour supporter la chaleur, je me replonge dans ce récit smile

Balade sur l'Inarijärvi

Dix jours de marche en Laponie finlandaise

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Prologue : Panique à l’aéroport

Le train s’immobilise. Les portes s’ouvrent. Un gars surgit à toute blinde, un énorme sac vissé sur son dos, et un second, à peine moins gros, tressautant sur son épaule. Dix-huit heures vingt-cinq, gare de l’aéroport de Francfort, bondée. « Entschuldigung ! Entschuldigung ! » lance-t-il tout en courant comme un dératé, ce qui signifie, en bon français, « Dégagez ! Dégagez ! », et il n’hésite pas à jouer des coudes, toute forme de civisme s’étant évanouie dans le stress et la colère. Soulagement, pourtant : après une heure et demi d’attente à Mannheim d’un train qui n’arriva jamais, après des retards à répétition qui ont avalé les trois heures d’avance planifiées, après de savants calculs les yeux rivés sur l’application de cette foutue Deutschbahn qui n’actualisait trains et quais qu’au dernier moment, ça y est, il y est, à l’aéroport de Francfort, et il peut courir, du terminal 1 au terminal 2, de toute la force de ses jambes : il a quinze minutes avant la fermeture du comptoir bagages, ça ne dépend plus que de lui. « Entschuldigung ! Sorry ! Dégage ! Vire, vire ! » Il surgit de l’escalator, n’en croit pas ses yeux : la navette est là, prête à partir. Courir ? Navette ? Courir ? Compter sur ses jambes ou sur un départ imminent ? Il bondit dans le bus, le souffle court, hirsute, tandis que les portes se ferment et que le moteur démarre. Plus vite ! Plus vite ! Après un arrêt interminable au second parking, le terminal 2 est enfin en vue ! Dix-huit heures trente-deux. La barrière se lève, dernière ligne droite. Les voyageurs observent avec un mélange d’étonnement et de défiance ce gars qui trépigne, drôlement accoutré : une large capuche à fourrure pendouille sur ses omoplates, au-dessus des deux énormes sacs qui glissent sur ses épaules ; sa parka, étouffante, se prolonge jusqu’à mi-cuisse, au-dessus d’un épais pantalon de ski, qui vient recouvrir d’énormes bottes fourrées.

La navette s’immobilise. Il se précipite en premier, franchit les portes automatiques. Le hall gigantesque est désert. Il n’est jamais venu ici. Vol pour Helsinki, comptoir G. Comptoir G, comptoir G ? Des comptoirs à droite, des comptoirs à gauche. Droite, ou gauche ? Droite. Au hasard. Il court jusqu’au bout du hall, tout à droite, jusqu’à pouvoir déchiffrer les lettres. Pas de G. Raté. C’était gauche. Demi-tour. Il court, il court dans le hall désert, et ses lourdes bottes claquent sur le sol ciré.

Dix-huit heures trente-six. Comptoir G. L’hôtesse sur le point de s’éclipser aperçoit un type qui fuse à sa rencontre, s’écrase contre son comptoir, balance son énorme sac sur le tapis roulant, fouille dans la poche de son manteau, la respiration saccadée, et lui balance son passeport à la figure avant de se plier en deux comme un coureur de cent mètres asphyxié.

— Vous savez qu’on ferme à dix-huit heures quarante ? dit-elle.

Il la regarde sans comprendre. Il est là, à l’heure, par miracle. Qu’elle fasse son job, enregistre son foutu sac et lui file la carte d’embarquement !

— Ne laissez rien de précieux dans votre sac, dit l’hôtesse.

Non, rien de précieux. Juste des raquettes à neige, une pulka, une tente, un réchaud, un bon kilo de duvet… Juste de quoi vadrouiller en autonomie dans les immensités glacées du nord. Deux trois bricoles, quelques petits milliers d’euros de matériel. Non non, rien de précieux, mais le perdez pas, s’il vous plaît.

Même s’il n’y a plus de raison de courir, le stress accumulé depuis trois heures accélère son mouvement vers les portiques de sécurité. En un clin d’œil, il se retrouve à la porte d’embarquement, retrouvant la foule. Il n’y a plus rien d’autre à faire qu’attendre. Soudain désœuvré, il fait un aller-retour dans le hall, tourne en rond. Achète un bretzel. S’assoit sur un plot de bois dans l’aire de jeux. Respire.

Je souffle un grand coup lorsque je prends place à côté du hublot. Le plus dur est fait. Le moteur de l’avion vrombit, la cabine s’incline, l’oiseau se soulève.
Un sourire se dessine sur mon visage. Je sors mon bretzel et le déguste lentement, morceau après morceau.

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#24 22-06-2022 09:59:34

Magic Manu
Magicien itinérant
Inscription : 12-11-2011

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Excellent début!! Par ailleurs, excellent choix, le bretzel big_smile !


"Il en faut peu pour être heureux" (Baloo, le Livre de la Jungle)
Le kilt? La meilleure façon d’être en « burnes out »!
Trombi

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#25 22-06-2022 12:51:20

florencia
Membre
Lieu : 71
Inscription : 11-11-2011

Re : [Récit + liste] Balade sur l'Inarijärvi

Cool, un peu de fraicheur  cool J'attends la suite  wink
Très sympa l'aquarelle !

Flo


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"Si vous pensez que l'aventure est dangereuse, essayez la routine… Elle est mortelle !" -Paulo Coelho.

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