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#1 19-05-2022 17:15:49

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

[Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Récit d'une traversée de la Haute-Ubaye et du Queyras réalisée en duo fin juillet dernier.
Rythme tranquille, 180 km en 12 jours. L'itinéraire peut être visualisé ici :
Partie 1
Partie 2
Comme toujours dans un esprit d'aventure, d'impro et de crapahute.

Je le publierai en épisodes, un peu tous les jours. Le récit est écrit mais faut que je me motive à développer les photos raw... roll

Bonne lecture !

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Par monts et par vents - Tours et détours de Barcelonnette à Briançon

Prologue : Deux gaillards sous la pluie

Quand j’ai proposé à Clément cette traversée du Queyras depuis Barcelonnette, je ne pensais pas qu’atteindre notre point de départ serait une telle galère. Après une journée entière de voyage via Paris, Marseille, Manosque et Gap, le bus nous largue enfin au centre du village. Il est 19h, l’air est rafraîchi par une fine pluie. Nous sommes prêts à en découdre.

Le départ de sentier n’est pas clair. On patauge dans les hauteurs de la forêt. Heureusement que j’ai imprimé la carte 1:25000e ! L’atmosphère est humide, mais la pluie s’éteint bientôt.

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De l’autre côté de la vallée, la lumière vespérale teinte les cimes en rose. Les flancs brillent en multiples nuances de vert. Nous traversons des routes et des hameaux, progressons à pas lents et sereins sur les traverses champêtres, jusqu’à quitter définitivement la civilisation pour retrouver la forêt.

Peu après le coucher du soleil, le chemin s’arrête brusquement en bordure d’un alpage. Nous n’insistons pas. On y verra mieux demain. Nous posons les tentes dans des hautes herbes et dînons à la frontale, plaisantant à la lune, avant de nous coucher.


20/07. Vous reprendrez bien un peu de caillasse avec votre caillasse ?

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Il y a pire comme bivouac !

Le lendemain, la vue révèle un panorama grandiose sur la vallée. Penchés sur la carte à tête reposée, nous constatons que nous avons raté la veille un départ de sentier une centaine de mètres sous notre camp. En fait de sentier, c’est une traverse envahie d’herbes folles. Mais la carte ne laisse pas place au doute et, faisant fi de la barrière qui tente d’interdire le passage, nous finissons par rejoindre le sentier balisé de petite randonnée qui monte à l’assaut du col de la Pare. Le temps est au grand beau et le soleil frappe de toutes ses forces au sortir de la forêt. Nous nous élevons dans de gras herbages ponctués de bergeries.

Suivre le sentier n’est toutefois pas facile, la faute au balisage parcellaire, et il suffit d’un instant d’inattention pour nous retrouver perdus entre les pins qui se clairsement en haut de la crête. Nous poursuivons au jugé, retrouvons un chemin qui se révèle partir dans la mauvaise direction. Dans une tentative de couper à flanc de crête pour éviter de revenir sur nos pas, nous nous embourbons dans des pentes de caillasse raides qui s’élèvent sans faire mine de repasser la crête rocheuse derrière laquelle court le bon sentier. Trop tard : nous sommes engagés et la descente paraît encore plus hasardeuse que la montée. La topographie lue sur la carte nous donne cependant bon espoir. Il semblerait que le plus raide soit derrière nous. Encore quelques dizaines de mètres de grimpette et nous gagnerons le fil de crête. De là, nous pourrons couper court.

Une fois tirés d’affaire, dans un adoucissement de la pente, nous prenons un moment pour contempler le paysage. Le vallon file sous nos pieds, dévale les pentes morainiques puis se fait manger par la forêt.

Nous rejoignons le fil de crête. Après, c’est plus facile. Il y a même des cairns ! La montée est tout de même raide. Rude première journée !
Nous voilà sur l’arête qui défend l’accès au vallon du Parpaillon. Nous improvisons une traversée descendante dans la direction du pas du Reverdillon, au sud du Grand Bérard. La moraine est raide et une nouvelle fois, l’improvisation est plus délicate qu’anticipé.

Quelques glissades plus tard, nous voilà tirés d’affaire, mais exténués. Nous sommes inquiets au sujet de l’eau. Il y a bien un lac deux-cents mètres en contrebas, mais ce n’est pas notre route et nous n’avons pas le courage d’avaler du dénivelé superflu. Nous décidons de poursuivre, quitte à devoir basculer de l’autre côté du pas du Reverdillon pour trouver une rivière, et tant pis pour l’ascension du Grand Bérard !

Est-ce que je rêve ou le vent porte un murmure de ruisseau ? Laissant Clément souffler en amont d’un névé, je pars en exploration. Oui, ça coule ! De minces filets d’eau suintent des pierres dans une ravine scabreuse.

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Naturehike Cloup-up et X-mid  rl

Nous nous installons sous le col en fin d’après-midi. L’endroit est magnifique. Un regain de motivation nous pousse à tenter le Grand Bérard malgré la fatigue, en laissant nos affaires au camp.

La première partie est facile. Il suivit de suivre les cairns, en prenant garde toutefois de déjouer les pièges : les fausses pistes sont nombreuses. Derrière le premier ressaut, ça se raidit sérieusement. Plus haut, la face n’a rien d’engageant. Raisonnables, pour une fois, nous renonçons, nous contentant de gravir la seconde antécime, vers 3000 mètres, l’occasion de nous faire peur sur une arête effilée, vacillant dans le vent au-dessus du vide qui dévale à pic, face sud-est, le long de la paroi noire.

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Nous gambadons dans la descente, attentifs lors des quelques délicates désescalades, dans cet éboulis que le soir teinte en rose. De retour au camp, je redescends illico au ruisseau pour remplir les bouteilles d’eau, tandis que Clément s’immerge dans un livre, assis sur un siège sculpté par le jour déclinant. Nous contemplons le coucher de soleil qui s’offre, spectaculaire, comme récompense à cette difficile première journée. Quel bivouac mémorable !

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21/07.

Derrière le pas du Reverdillon, le sentier bascule dans le vallon de Bérard. Nous cavalons dans des herbages fleuris, sur une pente qui, d’abord raide, s’adoucit peu à peu. Le vallon, sous l’œil sévère du Grand Bérard, est cerné de falaises abruptes, strates plissées et nouées de telle sorte qu’on dirait du bois peint en pierre.

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Descente dans le vallon de Bérard, le Grand Bérard à gauche.

La descente coule tranquillement jusqu’à la forêt. Nous nous baignons dans le torrent glacé à l’heure du déjeuner.

Au sortir de la forêt, nous retrouvons le GR qui descend du vallon du Parpaillon. Nous commençons à croire que ce sera une journée sans histoire. C’est surestimer le balisage ! Peu après la chapelle Sainte-Anne, suivant la signalétique, nous nous engageons dans une raide descente qui tournicote  jusqu’au torrent. A la bonne heure ! Tout ça pour se retrouver cernés par des croix rouges et blanches. Il semblerait que le GR ne passe plus par ici depuis belle lurette. Le sentier s’évapore, nous laissant dépités. Nous remontons en râlant, si tant est qu’il nous reste assez de souffle, et subissons, dans les chaleurs d’après-midi, les interminables lacets de la route jusqu’à la Condamine.

Miracle, une boulangerie ! Rien de tel pour nous remonter le moral. Après une pause gourmande assis sur un muret face à la fontaine, nous quittons le village en traversant l’Ubaye. Nous remontons ensuite le fleuve vers le nord via le GRP, d’abord tracé rive droite, puis qui bascule rive gauche. Le Fort de Tournoux nous surplombe, agrippé à la falaise. Dans cette région à deux pas de la frontière, d’innombrables fortifications ont été bâties au siècle dernier. Toujours debout, elles surveillent les vallons depuis leurs improbables perchoirs.
Au pied de la paroi, nous découvrons une fromagerie : chèvre, saucisson, lomo, un régal !

Mais alors que nous nous engageons sous la falaise, le sentier est de nouveau barré. Décidemment… Nous contournons tant bien que mal. La sente domine d’abord l’Ubaye et la départementale, puis s’enfonce dans la forêt. Nous installons un bivouac merdique en surplomb du sentier, entre trois pins, sous la menace d’un tronc mort à peine retenu par une branche, épée de Damoclès qui hantera nos cauchemars cette nuit. Entre le murmure du torrent, le grondement de la départementale, les mouches, les moustiques, c’est un sacré contraste avec le luxe d’hier. Nous mangeons à l’abri sous ma tente et ne faisons pas de vieux os hors des moustiquaires.


22/07. Opéra de pics

Pas si merdique que ça finalement, ce bivouac, à part ce tronc mort menaçant, les insectes, et la résine qui suinte sur les tentes.

Grand beau, agréable ambiance matinale dans la forêt, rythmée par les trilles des oiseaux. Nous retrouvons enfin l’itinéraire principal, un large sentier qui perce le bois jusqu’à sa lisière. Devant nous s’étalent bientôt les champs du hameau de Tournoux, semés de coquelicots. Le village est lové dans un coin d’ombre au flanc de la vallée escarpée. Son église donne du relief à l’avant-plan de falaises grises.

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Hameau de Tournoux

Nous devons arriver à Saint Paul sur Ubaye avant midi et la fermeture de l’épicerie. Une étroite sente traverse à flanc, suivant l’arc de la vallée creusée par l’Ubaye. L’ombre des arbres jette une fraîcheur bienvenue sur notre progression. Le village apparaît bientôt, rougissant au soleil au milieu de pentes plus accueillantes que les falaises que nous venons de franchir. Nous y trouvons tout ce qu’il faut pour une semaine d’autonomie, y compris le sourire de l’épicière, contagieux, qui nous donne des ailes.

Les sacs lourds scient nos épaules tandis que nous descendons vers le fleuve. Nous soufflons sur un muret à l’ombre, dégustant croissants et bananes avant de franchir une énième fois l'Ubaye, que nous quittons ici momentanément pour nous diriger vers les aiguilles de Chambeyron.

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L’itinéraire démarre dans des prairies de basse altitude. Heureusement la forêt nous protège du soleil qui frappe au zénith. Jusqu’à Fouillouse, c’est une marche agréable. Mais passé le hameau, c’est une autre affaire. Nous nous élevons au-delà de la ligne des arbres en plein cagnard. La Mortice domine l’horizon nord, le Brec de Chambeyron barre le sud-est. Au sud-ouest nous devinons le Grand Bérard, déjà si loin ! Voir les cimes passées qui s’effacent dans l’horizon bleu : un des grands plaisirs de l’itinérance.

Au sud, le col du Vallonnet ferme notre vallon de verdure. Au-delà, je devine l’étroit pas de la Portiolette, encadré d’arêtes ocres. De là je venais l’an dernier, lors de ma traversée des Alpes, et avec cette chaleur et ce sac lourd, je suis impatient de retrouver aujourd’hui cette route connue qui file jusqu’au lac des Neuf Couleurs.

Nous mourrons de faim, mais il n’y a aucun endroit où s’abriter du soleil dans cet herbage ras. Il faut continuer, marche forcée jusqu’à la ravine qui s’ouvre sous le refuge de Chambeyron, en évitant tout de même de piétiner les edelweiss qui égaient les abords de la sente.
Peu avant le refuge, une pierre calée en surplomb, comme une gueule ouverte, offre un abri providentiel. Nous y faisons une longue pause, salvatrice. Ici, c’est la porte du massif du Chambeyron. Devant nous s’étire désormais un paysage d’aiguilles déchiquetées. Je me souviens du lac des Neuf Couleurs comme si c’était hier. Je repense à sa délicieuse austérité.

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Lac de Chambeyron

Le refuge de Chambeyron est bâti au pied du Brec éponyme, dont la cime se reflète dans le lac. C’est touristique : nous ne faisons pas de vieux os. Heureusement, le troupeau de marcheurs s’étiole à mesure que nous prenons de l’altitude et que le jour décline. La fin de journée est difficile. Passé un premier lac d’altitude, il faut encore marcher dans les herbages fleuris de gentianes bleues et myosotis cyan, qui piquettent les vagues de verdure peu à peu mangées par la moraine. Le paysage grisonne, signe que nous approchons. La pointe de la Fréma se révèle, puis le col de la Gypsière, et enfin, enfin ! ce vaste lac enchâssé dans son écrin de roche. Les abords sont peuplés : les tentes posées comme des champignons. Nous devons contourner jusqu’à la rive opposée pour dénicher un endroit tranquille, au pied des aiguilles. C’est un peu venteux mais la vue est sublime. Arêtes déchiquetées. Nids d’ombres et névés éclatants. Le Brec de Chambeyron s’abîme dans le lac turquoise. Clément, courageux, ose s’y baigner, brisant les reflets miroirs. Après une longue et rude journée, nous profitons d’une soirée délassante.

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Mon lac favori

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Dernières lueurs sur les 3000.


23/07. D’un lac à l’autre.

Il fait frais ce matin. Nous attaquons le col en forçant le pas pour nous réchauffer. Quel vent nous cueille sur la crête qui dessine l’échine de la tête de la Fréma ! Les rafales menacent de nous emporter. Il siffle autour de nous, partout, nous dessèche. En certains passages scabreux, il manque de nous faire basculer dans le vide. Nous avançons courbés.

Au sommet nous contemplons le cirque du Chambeyron, la vue plongeant dans le lac quitté ce matin, mais surtout nous étudions la passe, à l’est. J’avais raté l’année dernière le col de Ciaslaras, ce qui m’avait obligé à un large détour. Cette fois je prends soin de repérer en amont la marche d’approche dans le vallon. D’ici, le col paraît défendu par une muraille de sable qui coule telle une cascade au flanc du mont. Mais les lacets du sentier se dessinent distinctement, filet blanc sur ocre pâle.

Le vent est encore plus violent à la descente qu’à la montée. Clément perd sa casquette, bien qu’il ait pris soin de la ranger dans sa poche. Il passera les prochains jours couvert de son foulard jusqu’aux yeux à la mode talibane, suscitant les regards méfiants des promeneurs.

Nous franchissons la moraine côté italien, sous l’oeil des 3000 austères. Avoir perdu de l’altitude ne nous épargne pas la gifle de puissantes rafales. Heureusement, le col de l’Infernetto fait barrière et nous pouvons descendre en sécurité ce passage un tantinet technique. Le vallon de l’Infernetto, étroite bande de verdure, est lui aussi relativement abrité. Nous pouvons enfin souffler, déjeunant à l’ombre d’un énorme rocher, au pied du Ciaslaras.

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Au fond du cirque, la muraille sablonneuse défendant le col de Ciaslaras

L’ascension du col est aussi austère et raide qu’il paraissait de loin. Alors que nous hissons sur la brèche nos carcasses haletantes, nous subissons le retour du vent, qui nous fait renoncer au sommet. La vue est déjà belle ici. Les couleurs se mêlent de vallons en vallons. Étonnantes falaises vert bouteille au premier plan.

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Nous descendons dans la moraine et les rafales. Quelques bandes de neige fondue nous rafraîchissent les pieds. Puis c’est le retour de l’alpage. Les marmottes traînent leur popotin poussif en amont du lac du Marinet. Celui-ci se dévoile au pied d’une pointe acérée. Au-delà, le vallon dévale en direction de Maljasset.

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Alors que le soleil décline derrière les cimes rougissantes, nous trouvons, au bord du lac supérieur, un emplacement de bivouac plus ou moins à l’abri du vent. Un petit coin de paradis pour la nuit.

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24/07. Le vent se lève.

Aube humide. Nous parvenons à ranger les affaires au sec entre deux averses. Rien de bien méchant. Nous essuyons quelques gouttes à l’entame de la descente, mais le soleil s’impose bientôt de nouveau sur l’herbe rase qui coule en pente douce.

Après le vallon, la forêt. Nous bifurquons nord-est en esquivant Maljasset. Le hameau apparaît de l’autre côté de la gorge, derrière un rideau de feuillages. Maljasset : ses maisonnettes, son église. Là passe le GR5 qui poursuit plein nord via le col Girardin, bascule sur le lac Sainte Anne, le lac Miroir et Ceillac. L’an dernier, j’avais choisi de traverser le Queyras de front plutôt que d’en faire le tour. Je suis heureux de revenir aujourd’hui parcourir la partie négligée.

Après ce détour de deux jours par les aiguilles de Chambeyron, nous retrouvons avec plaisir le murmure de l’Ubaye. La rivière remonte dans les territoires de Sylvie et Jean-Louis, qui m’ont conseillé la suite de l’itinéraire.

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Il fait grand beau et la vallée est superbe, entourée de sommets austères, creusée par l’Ubaye qui s’étale telle un fleuve dans ce fond de vallée plan. L’eau glisse tranquillement, formant de larges bassins voire des laquets bleu turquoise qui donnent envie d’y plonger.

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Si la montée à l’ombre des arbres était agréable, le soleil nous frappe à nouveau au plan de Parouart. La pente se raidit, le fleuve redevient un torrent. Ça tire sur les jambes. Pas longtemps. Passé l’obstacle, nous voilà au plan de la Blave, une estive surveillée par sa bergerie. Au-delà, un sobre panneau indique "Rubren" sans autre forme de procès. C’est plus qu’il n’en faut pour balayer nos doutes et nous nous engageons sur la sente, tout sourires. Il faut dire que cela fait dix minutes que nous sillonnons le pré en quête de la bifurcation ! En avant donc, direction le bric de Rubren.

Pas d’autre son que le vent dans ces alpages. Son souffle a une note sinistre à mon oreille. Clément trouve au contraire ce calme apaisant. Pas trace de vie sinon de rares oiseaux. Le décor devient de plus au plus austère. Les 3000 imposent leur loi sous un ciel gris. Ils cernent le vallon d’une muraille infranchissable. Infranchissable, sauf au pas de Mongioia, un collet défendu par une pente morainique raide et glissante que nous attaquons à pas mesurés.

Le vent nous frappe alors que nous sortons de la passe. Il balaie le plateau lunaire où les tentes poussent comme des champignons. Il y a foule en Italie : le bivacco est pleine à craquer. Furieux de cette invasion, le vent tente de tout déraciner. Les tentes, les pierres, le frêle cabanon et les pauvres gens. Oui, pauvres que nous sommes, ayant laissé les sacs dans un creux de rocaille au bord du lac, nous qui grimpons désormais à l’assaut du bric de Rubren. Nous vacillons dans les pas d’escalade. Au sommet, c’est pire que tout. Tout autour de l'immense cairn souffle un vent si violent qu’il en ternit le paysage : le ciel, jaune sale dans la lumière pâlotte. Nous restons un moment assis là, comme pour défier la tempête, à califourchon entre France et Italie, dominant toutes les cimes alentour, sauf le Viso qui perce les nuages au loin. Nous contemplons le chemin parcouru, et le chemin qu’il reste à parcourir. A un vol d’oiseau d’ici, le sentier qui grimpe à la pointe de la Sana est impressionnant de raideur.

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Nous ne faisons pas de vieux os sur notre perchoir. Une rapide redescente nous ramène au lac. Impossible de bivouaquer avec ce vent. Pas d’abri sur le plateau. Ça souffle comme sur une steppe. Nous fuyons, fuyons ce vent furieux. Rien, pas une combe, pas un creux de roche. Le soir tombe, nous sommes exténués. Marcher, marcher, encore. Nous repassons en France au pas de Salsa, descendons dans les blocs noirâtres qui dégoulinent de la face nord du Rubren. C’est un paysage de désolation. Nous cassons nos chevilles dans la moraine irrégulière. Il nous semble que des aiguilles percent la plante de nos pieds. En contrebas, un lacquet creusé dans la pierraille ocre : espoir de bivouac. Nous pressons.

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Espoir tué dans l’œuf par les bourrasques. Espoir emporté par les rafales au-delà du promontoire. Pas même un replat. Pas même un carré d’herbe. Alors descendre, encore. Encore et encore, dans le dégueulis noir. Cette moraine sans chemin, parsemée de cairns disposés aléatoirement, trop nombreux. Là-bas, le lac du Loup. Espoir d’une délivrance, encore. Nous n’en pouvons plus. Il faut encore franchir une dune de sable pierreux. Deux. Elles se succèdent, encore et encore, une succession d’obstacles qui se dressent inlassablement sur notre passage.

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Les abords du lac du Loup sont couverts d’une herbe spongieuse. Les pentes versent directement dans l’eau. Le vent fait vibrer la surface. Les vagues se succèdent comme sur l’océan. Frémissement ininterrompu de l’eau, de l’herbe, des buissons. L’îlot central, presqu’île qui s’avance au milieu du lac, est notre dernier espoir de trouver un replat. Espoir insensé. A peine de la place pour une tente, dans le vent furieux qui jaillit depuis le goulot du déversoir et ne laisse aucun répit.

Nous restons là comme des coquilles vides. Découragés.

Continuer, encore. La moraine a laissé place à un herbage caillouteux. Nous tournons et retournons dans ces pentes trop raides. Un creux à l’abri, rien qu’une petite dépression de terrain, c’est tout ce que nous voulons ! Nous sillonnons toute la montagne, en vain. Clément est à bout, je ne vaux guère mieux. Nous quittons les abords du lac, tête baissée, sans dire un mot.

Descendre, encore, au-delà du déversoir. Et là-bas ? Oui, là-bas, ce replat le long duquel le torrent se repose !

Nous y sommes. Moins de vent. Sans se taire tout à fait, il se réduit ici, en marge du flux, à un souffle raisonnable. Je laisse tomber mon sac avec soulagement tout en continuant de marcher par inertie jusqu’à l’autre bout du pré, fouillant les buttes et les combes en quête de l’endroit idéal. Je ne trouve cependant pas mieux que le replat aperçu de prime abord : il faudra nous en contenter.

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25/07. Crapahute.

Nous avons dormi comme des loirs. Contre toute attente, le bivouac a été royal. Tandis que le soleil réchauffe les tentes, je m’attelle à des ablutions bienvenues et lave mes vêtements. Clément dort encore. Il n’émergera qu’en fin de matinée. Courageux, il s’amusera encore une fois à s’immerger entièrement dans le torrent glacé. Très peu pour moi, merci.

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Passé les lacs de Longet, nous avons tôt fait de perdre la sente qui serpente vers le col. Nous traçons solitaires dans cette étendue herbeuse avant de rejoindre la foule italienne. Les uns pique-nique au bord des lacs, les autres admirent le spectacle du Viso qui crache, tel un volcan en éruption, un écran de fumée blanche. La frontière arrête les nuages, qui s’élèvent comme un rempart. Seules quelques nappes de brume se faufilent, glissent autour de nous.

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Au col de Longet

Nous bifurquons loin de la foule, vers le col Blanchet. Notre progression est surveillée par la tête des Toillies au profil impressionnant.
Le col Blanchet offre une belle vue sur le vallon français. On aperçoit le sommet d’une coupole de l’observatoire de Saint-Véran.

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Tête des Toillies.

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Vallée de l'Aigue Blanche (Saint-Véran).

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Crapahute en perspective !

Nous ne basculons pas en France mais entamons le parcours de crête conseillé par Sylvie. Voyant ce qui nous attend, Clément exprime des doutes. Si la première partie est facile sur la crête large, la suite semble lui donner raison. Nous descendons dans une mélasse de talc gris-blanc humide et glissant, avant de remonter vers la pyramide sommitale de la Rocca Bianca, laquelle est barrée par un mur d’escalade.

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Nous forçons le passage sans difficulté et, après une grimpette dans un étroit couloir, nous retrouvons la lumière du jour en débouchant au sommet. Le soleil fait son timide, le Viso joue à cache-cache, laissant émerger de temps à autre une arête de son profil massif. Pas étonnant qu’il se repère des quatre coins des Alpes du sud. Montagne solitaire dominant les 3000 étagés à ses pieds, autour de la vallée de Varaita où s’étale paresseusement Pontechianale au bord du lac de Castello. Oui, c’est un sacré panorama que nous avons ici, au sommet de la Rocca Bianca. Ça valait le coup de s’engager.

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Il souffle un vent froid. Nous grignotons des amandes, recroquevillés dans un creux de rocher. Ambiance haute montagne, austérité des 3000.
La descente est bien balisée, et heureusement. De loin on ne cesse de se demander par où le chemin passe. Puis finalement, ça passe, comme par miracle. Par un étroit balcon. Via une désescalade. Ou un trou dans les rochers.

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Nous voilà bientôt revenus sur la terre ferme, au col de Saint Véran. Nous enchaînons avec le Caramantran, une pyramide de poussière. Au loin, les falaises miroitantes de la Taillande se découpent en avant-plan d’un ciel bleu. Le sommet du Caramantran offre une vision aérienne sur la suite du parcours, les sentiers s’étirant sous nos yeux comme les lignes sur la carte. Nous restons là longtemps, étudiant les possibilités d’itinéraire. La route montant de Saint Véran jusqu’au col Agnel coupe la montagne. Les voitures y roulent au ralenti. Sous le col Agnel, le chemin se scinde. Un passage vers le col de Foréant, un autre vers le col Vieux. Devant nous, le Pain de Sucre, dont la hauteur douche nos ambitions, fatigués que nous sommes en cette fin de journée. Où dormir ? Dans ce vallon, à proximité de la route ? Au-delà, vers le col Vieux ? Et pourquoi ne pas passer par le Foréant qui, vu d’ici, paraît certes un itinéraire plus raide, mais aussi plus sauvage ? Je laisse à Clément le soin de prendre la décision. Un plan se dessine : essayons de trouver un endroit où dormir avant le col Vieux, aux abord duquel il semble, vu d’ici, y avoir plus de possibilités de replats abrités du vent, loin de la route.

Le déclin du soleil accompagne la longue descente qui coupe la falaise sous le col de Chamoussière. Bientôt nous retrouvons d’accueillantes prairies dans lesquelles gambadent les marmottes. Nous remplissons l’eau à la fontaine peu avant le parking, traversons la route, direction le col Vieux. Il ne nous faut pas longtemps pour trouver un endroit où nous installer derrière un ressaut du relief qui nous cache toute trace de civilisation – route, parking, refuge –, nous coupe du bruit, ainsi que du vent.

En début de nuit, des flashes sans tonnerre illuminent le ciel, propagés par les nappes nuageuses à travers tout le massif.


26/07.

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Le soleil fait son apparition derrière le Pain de Sucre. Le val étale sa verdure dorée. Comme d’habitude, Clément fait la marmotte jusqu’à ce que la bande lumière qui grignote le sol atteigne les tentes. J’écris en attendant qu’il émerge, puis, comme ça remue sous sa toile, commence à préparer le petit-déjeuner.

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Le Caramantran et le col de Chamoussière.

Les randonneurs défilent comme des fourmis vers le col Vieux. Nous changeons nos plans : nous passerons par le col de Foréant. Nous voilà bientôt dans la muraille, laquelle se révèle moins raide qu’anticipé la veille, alors que nous observions les lacets depuis le Caramantran. Nous grimpons à bon rythme. Le sucre du petit-déjeuner ruisselle dans mes jambes, je me sens une forme d’enfer – infernale au sens propre pour Clément, à qui j’impose une nouvelle improvisation. J’ai jeté un peu plus tôt un coup d’œil discret à la carte pour confirmer mon intuition : la crête semble praticable.

Clément me regarde avec des yeux de merlan frit quand je lui annonce que, plutôt que de descendre sur-le-champ aux lacs lovés à deux pas dans l’herbe grise, nous allons parcourir toute la crête qui délimite le cirque, en passant par le sommet du Foréant. Il n’a pas le temps de protester : déjà, je commence à m’élever sur le flanc de la crête. Clément prend la suite en grommelant.

C’est un détour long et absurde, c’est vrai. Mais un détour spectaculaire ! Nous crapahutons à hauteur des pentes de la Taillante qui tranchent de l’autre côté de la vallée, faces superposées, lisses comme des miroirs.

Quelques passages scabreux donnent à Clément une raison de râler, mais la sente sinue globalement sans difficulté. Heureusement : manquerait plus qu’on se retrouve coincés. J’aurais l’air malin !

A l’ouest aussi, la vue est belle. Le soleil et les nuages font danser des contrastes sur les vallons qui se succèdent. Le vent souffle, invariablement, mais moins violemment que les jours précédents, et nous apprécions sa fraîcheur matinale.

Nous gagnons le sommet du Foréant marqué d’un cairn imposant. Un 3000 pour le petit déjeuner. Au fond de la vallée, on distingue les randonneurs qui se succèdent sur le GR58. Une véritable autoroute. Côté ouest, des crêtes vert sombre tirent des traits jusqu’aux blancheurs des Ecrins. Au sud, le Caramantran semble déjà loin. Contre toute attente, le vent est tombé. Que nous sommes bien, perchés là-haut !

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Les impressionnantes falaises de la Taillante, au-dessus du lac de Foréant.

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Une descente scabreuse nous fait glisser jusqu’aux petits lacs d’altitude que nous avions aperçu depuis le col. De là, ne trouvant pas le sentier, nous coupons dans l’herbage pour rejoindre l’autoroute et la foule.

Derrière le lac Egorgéou, le chemin plonge dans la ravine. Nous gambadons dans l’ombre des arbres qui peuplent à nouveau le relief, ne nous accordant qu’une courte pause pour déjeuner. Le fromage de chèvre acheté il y a six jours a pris un sacré caractère : limite mangeable, il dégage une odeur insoutenable. Le pain de Gap, qui ramollit jour après jour, n’aide pas à faire passer…

Nous atterrissons fatigués au fond du vallon. Clément a les genoux en compote. Aller, encore un effort. Au bord du torrent, il n’y a pas d’endroit où poser les tentes, à l’exception d’un camping sinistre balayé par les vents. Poussons plutôt jusqu’au hameau de la Monta : trois bâtiments dont un gîte et une église. Nous nous élevons dans les terrasses en friche sur le flanc sud de la crête de Gilly. Le soleil d’après-midi nous fracasse le crâne. Nous transpirons à grosses gouttes. Je me retrouve à prier le sentier de se diriger vers ce bosquet d’arbres là-bas, promesse d’un coin de fraîcheur.

Non seulement il s’y dirige, mais nous trouvons même un semblant de replat. Bien qu’il soit encore tôt, nous posons nos sacs dans les herbes folles avec des soupirs de soulagement. Nous attendrons la soirée en disputant des parties d’échecs, allongés comme des princes dans l’herbe.


27/07. Abriès

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De bon matin, nous grimpons la crête de Gilly. Le sentier serpente dans une lande de rhododendrons et myrtilliers, ponctuée de sapins entre lesquels le paysage révèle une vue spectaculaire sur le vallon encaissé que nous avons descendu hier. Puis la lande laisse place à de verts herbages où l’on retrouve un vent doux et agréable. J’ai pris un rythme lent, régulier, espérant rassurer Clément sur ses aptitudes. Après une semaine de marche, la fatigue s’accumule. Pourtant, nos vivres diminuent, allégeant nos sacs !

La crête est dominée par la tête du Pelvas, un ressaut de pierraille sinistre auréolé de fumerolles. En manière de plaisanterie, je propose à Clément d’aller l’escalader. Je crois que ça ne le fait pas rire.

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Depuis la crête, nous étudions la suite du parcours. Après un détour par Abriès, nous remonterons le vallon qui verdoie mille mètres plus bas, passerons par Valpréveyre avant de gagner le fond du cirque, direction l’Italie, les territoires de Sylvie et Jean-Louis, au pied du bric Bouchet. C’est un sacré détour. Vu d’ici, le raccourci via la vallée qui monte au Roux plein nord est tentant !

La crête de Gilly s’avance telle la proue d’un navire au-dessus d’Abriès. Le soleil brille et la marche est facile : nous nous sentons bien.
Nous errons ensuite dans les pistes de ski. Bien sûr, aucun sentier n’est indiqué, à part celui qui mène au télésiège. Nous improvisons une descente dans un réseau de sentes forestières. C’est une très belle forêt, d’un vert riant, animée par le chant des oiseaux. Un lieu plein de vie, ressourçant. Sans compter que, pour une fois, nous sommes à l’abri du vent.

Au sortir du bois, nous tombons sur une large piste à vaches, régulière, qui laisse tout loisir de bavarder tandis que le fond de vallée se rapproche et que l’on distingue de plus en plus nettement les maisons d’Abriès et le calvaire qui grimpe sur l’ubac, intrigante succession d’oratoires. La chapelle, une tour moyenâgeuse de fière allure, est posée en surplomb du village.

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Abriès

Après un ravitaillement complet à la supérette, nous dégustons un repas de roi. Salade à la grecque, salade de carottes, muffins aux myrtilles…
C’est bien lourdement chargés que, rassérénés et l’estomac content, nous reprenons la route. Nous n’aurons plus de possibilité de ravitaillement avant Briançon, après un long vagabondage le long de la frontière franco-italienne.

Le chemin grimpe raide dans la forêt. Pressé de fuir la civilisation, j’impose un rythme rapide. Nous sommes bientôt à bout de souffle, mais la pente s’adoucit. Le sentier devient un balcon qui redescend doucement vers les quelques habitations du hameau de Valpréveyre. Sans prendre le temps d’une halte, nous profitons de notre inertie pour remonter le long du torrent, jusqu’à ce que les bâtiments disparaissent dans notre dos. Nous atteignons le fond du cirque, dominé par le bric Bouchet dans les nuages.

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Valpréveyre

Nous sillonnons désespérément l’alpage pour trouver un endroit où poser les tentes, entre les arbres morts, les crottes de mouton, le torrent. Le vent couche les pauvres pins isolés, rachitiques. C’est un plateau désolé, laminé par les troupeaux et le vent, comme un champ de bataille abandonné. On ne serait pas étonné d’y voir flotter un drapeau en lambeaux.

Notre drapeau à nous, ce serait sans doute un drapeau pirate, un drapeau noir, celui de la liberté. Mais pour l’heure, le tissu que nous faisons flotter dans le vent est celui de nos tentes. Nous avons déniché un coin agréable en bordure de l’alpage, derrière une butte qui nous coupe du goulot de vent. Le torrent éclabousse à deux pas, mais le soleil trop timide et le souffle qui jaillit depuis l’entrée du cirque refroidissent toute ardeur de baignade.

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Les papillons de nuit ont adopté la X-mid.

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28/07. Balade nocturne.

Malgré un début de nuit splendide, la Voie Lactée fusant des sapins de la crête au nord et disparaissant derrière les falaises au sud, nous nous réveillons sous un ciel couvert : il pleut. Le tonnerre gronde au loin. Le vent n’est pas tombé. Nous restons allongés à l’abri, appréciant la musique de la pluie.

Ça s’arrête en milieu de matinée. Nous entendons les cloches de brebis qui montent à notre rencontre. Les voilà bientôt, qui pointent en rangs serrés leurs frisures beiges derrière le repli de la crête dissimulant notre campement. Les bataillons s’alignent là, attendant les ordres.

Le troupeau nous traverse comme une marée blanche. Tenus en respect par le patou, nous restons immobiles devant nos tentes. Arrive un jeune berger, accompagné de trois border collies. Il engage la conversation, nous rassure par rapport au patou : en plantant nos tentes, nous avons défini notre territoire avant l’arrivée du troupeau, et il le respectera.

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Nous rangeons tranquillement le camp alors que le soleil pointe son nez. Nous entamons la marche à rythme lent. Le berger s’est installé un peu plus haut, en amont de pentes raides dans lesquelles s’étirent les rangées de bêtes. Le patou garde un œil sur la montagne, assis au milieu de l’herbage. Trois loups solitaires rôdent en ce moment dans la région, nous explique le berger. Moi qui suis plutôt loup solitaire que mouton (quoique souvent pas loin de brebis égarée), je suis curieux de savoir ce qu’il en pense, des loups. Les loups, pense-t-il, il faut faire avec, voilà tout. Nous lui souhaitons une belle journée dans son alpage.

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Elle s’annonce belle en effet, cette journée. Le bric Bouchet se dégage sur la crête, pyramide caillouteuse que nous esquivons d’abord par le sud, passant en coup de vent en Italie pour visiter le refuge Nino Sardi qu’étaient censés tenir Sylvie et Jean-Louis avant la pandémie. Aujourd’hui, la bâtisse est en travaux. L’odeur de mazout et le bruit du générateur électrique nous gâchent la vue sur le Viso qui impose sa masse au-dessus des gais vallons. Sans nous attarder, nous retournons sur nos pas jusqu’au col. De là, nous prenons à travers le pierrier, longeant la base du bric Bouchet, serpentant plus ou moins à l’estime dans l’éboulis de roches, improvisant ensuite dans l’herbage qui défend le col de Valpréveyre, jusqu’à retrouver un sentier. Le vent est de la partie. Il rugit violemment au col de Valpréveyre, frappant la face qui dégringole. Un vent glacial comme sentinelle de l’Italie. Sur la crête, nous nous réfugions à l’ombre d’un imposant rocher pour déjeuner.

La descente sur le refuge Lago Verde est raide et délicate. Le vent nous gèle sur place. Nous observons la surface du lac, striée de vagues. Les herbes ondoient. C’est toute la montagne qui plie. Souffle ! Souffle plus fort ! hurlons-nous à tout vent. Bien piètre résistance. Rêvons-nous ou la tempête forcit ?

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Au refuge, le jet de la fontaine fuse à l’horizontale. L’endroit est austère. Un désert vert barré de crêtes, un coin qui serait agréable sans doute sans ce vent furieux, hostile, qui nous gèle les os.

Nous descendons rapidement, espérant trouver abri dans un repli de terrain. Mais nulle part où se cacher. Nous sommes particulièrement attentifs à l’itinéraire. Il faut bifurquer au bon moment vers le paso Frappier, ni trop tôt, au risque de retourner illico en France, ni trop tard, au risque de finir au fond de la vallée.

Contre toute attente, le sentier est bien indiqué. Heureusement : car peut-on appeler ça un sentier ? Une sente tout au plus, à peine tracée, effacée par les hautes herbes que couche la tempête. Depuis ces escarpements, nous dominons tout le vallon qui se perd dans des tons verts et bleus.

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Le soir tombe. A une centaine de mètres du sentier, de l’autre côté de la combe, nous avisons une plateforme herbeuse qui semble accueillante, au pied d’une cascade. Un troupeau d’alpagas nous observe en contrebas. Nous hésitons à faire l’effort, craignant que l’endroit se révèle inhabitable. Nous hésitons longuement, jusqu’à ce que la fatigue ait raison de nous. Allons voir. Ça fera bien l’affaire.

Nous y voilà bientôt, sur ce replat. Aussi idyllique de près qu’il le semblait de loin. Joie ! Reviennent les souvenirs de nos premiers bivouacs, notamment celui au pied du Grand Bérard. Cette terrasse domine le vallon bleu qui se laisse envahir par une armée de nuages. La cascade promet une douche demain matin, quand le soleil aura chassé l’ombre. Les névés étalés alentour rappellent que nous sommes à une altitude honnête. Le vent est bien présent mais modéré, sans commune mesure avec ce que nous avons affronté aujourd’hui. Enthousiaste, Clément monte sa tente en un clin d’œil. Nous nous écroulons sur nos paillasses, entamons une soirée qui promet d’être reposante.

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Alors, le vent forcit. A l’abri sous la tente, plongé dans un livre, je ne m’en inquiète guère. Jusqu’à ce qu’une bourrasque plie ma toile comme la voile d’un bateau. Jusqu’à ce que toute ma tente se mette à trembler dans les rafales. Que Clément se mette à hurler sa surprise – puis son inquiétude. Jusqu’ici le vent s’était toujours calmé à la tombée du jour. Or, ce soir, le soleil s’est éteint depuis longtemps. La vallée s’est fermée sous un rideau de nuages gris. Là-haut, il n’y a plus que le vent qui siffle, la cascade qui gronde et la nuit qui couve. Le vent ne se calme pas, non. Il forcit. Je sors en quête d’un endroit mieux abrité. S’il faut se décaler de quelques dizaines de mètres pour passer une bonne nuit, nous le ferons. Oui, il suffit de quelques mètres carrés sous le vent, dans un creux, derrière une colline, au pied d’une falaise ! Mais le vent est partout, il souffle de tous côtés, il tournoie et turbule dans les moindres recoins. Peut-être au pied de la falaise ? Difficile de déterminer si c’est vraiment mieux. Avec Clément, nous nous transformons en anémomètres, moi vers la falaise, lui au milieu du plateau, levant les bras au fil des bourrasques. Oui, au pied de la falaise, ça semble un peu mieux. Nous hésitons. Je bondis d’un endroit à l’autre. Rien de très probant. Soudain, un claquement. Clément me crie de revenir. Un piquet de ma tente a sauté. La toile part à vau vent. Je la retiens, la démonte, m’affale sur le tissu qui cingle.

Dans la nuit noire, le déménagement s’impose. Nous agissons avec méthode ; il ne faut rien perdre, rien oublier, alors que seuls les halos de nos frontales trouent l’obscurité. Je déménage le premier. Clément me rejoint au pied de la falaise. Nous échangeons un regard dubitatif. Les violentes rafales tendent à se prolonger. A s’intensifier. Nous échangeons un regard sans avoir besoin de formuler l’évidence. Adieu, plateau idyllique, adieu, cascade chantante, herbe accueillante et le petit torrent. Nous ne pouvons pas dormir ici.

Deux faisceaux percent la nuit noire. Nous avons refait nos sacs en hâte. Nous revoilà sur le sentier, à onze heures du soir, marchant à l’aveugle sans savoir où nous pourrons nous arrêter. Nous montons dans de raides pentes herbeuses, sous ce vent rageur. L’altimètre nous signale que le col est encore loin, mais nous avançons vite pour nous réchauffer. Un regard vers le ciel redonne du courage. La Voie Lactée, au-delà des vents, sereine. Les étoiles, à leur place. Marcher de nuit ne nous dérange pas. Ici, le vent faiblit. Nous retrouvons avec plaisir cette sérénité de la marche nocturne, ce calme des hauteurs, comme lors des approches des courses d’alpinisme. Quoi de plus agréable que de marcher en pleine nuit, flottant entre deux airs ?

Attention, tout de même, à ne pas trébucher. La sente se raidit sous le col. Nous y voilà bientôt. A nouveau, le vent furieux. Il caracole et frappe. Quelques emplacements de bivouac, une ruine encombrée de blocs de pierre et de béton. Hésitation. Il y aurait possibilité de nous arrêter là, passer une nuit médiocre, à deux sous ma tente, le dos endolori par la caillasse saillante. Non, nous décidons de poursuivre, même si, au-delà, un pierrier chaotique complique la progression. Je cherche patiemment les cairns à la frontale.

Au colle della Longia, le vent, encore, toujours, insupportable. Nos nerfs à vif. Nulle part où s’abriter dans ces foutues montagnes ! C’est alors que je tourne la tête vers la droite. Le puissant faisceau de ma frontale éclaire un mur de pierre. Je reste un instant incrédule. Un bâtiment ! Les ruines d’une grange !

Nous déchantons après avoir fait le tour du propriétaire. Abandonnés sur la frontière, le bâtiment est non seulement glauque, mais aussi envahi d’une odeur de crotte de mouton, omniprésente, qui saisit à la gorge. Le sol est couvert d’un limon de terre et de merde. Sauf dans la dernière pièce que nous visitons, où apparaît un sol de béton. Nous sommes loin d’être emballés. Mais quoi ? Poursuivre ? Descendre à l’aveugle en espérant, encore ? Qui peut encore espérer trouver dans ces montagnes un recoin à l’abri de la tempête ? Au moins, ces murs nous proposent un abri en dur.

Clément racle héroïquement la terre sèche avec une vieille poutre hérissée d’échardes. Son sol de tente et ma bâche en plastique, étalées par terre, nous isoleront de la saleté. Nous nous habituerons à l’odeur. Nous nous forçons à dîner, même si, à une heure du matin, le cœur n’y est pas. Nous n’avons qu’une envie : dormir. Dormir et être demain, délivrés de cette journée qui ne veut pas finir.

Le vent nous trouve jusque dans notre cachette puante. Il s’infiltre par le trou de la fenêtre pour nous souffler son haleine fraîche au visage. A-t-il vraiment besoin de venir nous emmerder – alors que nous le sommes déjà, littéralement, jusqu’au cou dans la fange qui couvre cette grange des murs au plafond, et le plafond, effrité, qui menace de s’effondrer au-dessus de nos corps courbaturés. Caresse glaciale. Odeur de chèvre. Dos ankylosé. Nous en rirons, plus tard.


29/07. Tempête

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Quel paysage ce matin ! La mer de nuages se dégage sur la vallée, dévoilant des villages épanouis au flanc des montagnes. Surgissent dans le ciel les cimes immaculées de la chaîne du Mont-Blanc, loin sur l’horizon, comme des nuages immobiles trahis par leurs arêtes tranchantes. Deux bouquetins me saluent dans la moraine en contrebas. Clément dort encore comme un loir. Il est tôt. Enveloppée dans le soleil matinal, la grange paraît presque accueillante.

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Petit déjeuner avalé, affaires rangées, panneau solaire chargé, nous rebasculons côté français. A la pierraille succèdent des herbages qui effacent les sentes. Nous n’y prêtons pas attention, dévalons sous le regard placide des vaches. En l’absence de chemin, autant couper au plus court. Nous voilà bientôt embourbés au milieu d’un adret raide au sol spongieux. Nous pataugeons, écartons les rhododendrons. Une trace s’étire en contrebas, rive droite. Nous l’aurions trouvé, avec une carte plus précise. Tant pis. Nous retrouvons bientôt le chemin au terme de cette traversée déversante, pieds et chevilles endoloris. Plaisir de reprendre une progression plus régulière.

Le bivacco Giorgio Casalegno se présente sous le col de la Mayt comme un plain-pied austère, néanmoins plus accueillant, et plus propre ! que notre grange d’hier. A l’approche du col, la montagne devient une poubelle. Traînent des pièces métalliques, rouleaux de fils de fer intriqués dans les graviers, plaques rouillées que dévore l’herbe. Nous fronçons les sourcils.

Quel vent, encore, au col de la Mayt ! Il nous avait épargné le temps de la montée, mais le revoilà plus enragé que jamais !

Nous sommes seuls à descendre de ce côté. Je m’inquiète de ne pas trouver de départ de sentier balcon vers le col de Thures. D’après la carte, nous ne devrions pas descendre plus bas que la bergerie perchée au bord de sa colline, veillant sur ce vallon évasé. Elle est pourtant déjà au-dessus de nous. Je crains qu’en descendant à l’aveugle on finisse par se retrouver bien trop bas.

Or nous voilà bientôt confrontés à un panneau. Un panneau italien, bien que nous soyons revenus en France. Un vrai panneau italien, c’est-à-dire un panneau qui indique la direction du col de Thures sans qu’il n’y ait ici le moindre départ de sentier. Moi qui avait jusqu’ici été surpris par la qualité du balisage de l’autre côté de la frontière, me voilà rassuré.

Nous improvisons donc cette traversée balcon. Sautant d’une sente moutonnière à l’autre, nous voilà bientôt, aux abord de la bergerie, dans des champs de graminées qui défendent les lieux en nous fouettant les pantalons.
Curieuse bergerie plantée au milieu de nulle part, manifestement bien entretenue, offrant une vue magnifique sur la vallée. On devine le Roux, tout au fond, et même la crête de Gilly, où nous passions il y a quelques jours. A l’arrière-plan, le Viso impose sa pyramide brune dans le ciel bleu.

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Curieuse bergerie que ne dessert aucun chemin, aucune sente. On en devine une, de l’autre côté, qui semble se tracer longtemps dans la bonne direction, mais ce n’est rien de plus qu’un passage de moutons. Les brebis doivent sans doute couper comme nous, à travers l’alpage.

En tout cas, nous n’avons pas raté le sentier puisque nous déboulons sur le GR qui monte au col de Thures depuis le Roux, à l’endroit précis où une pancarte indique l’exacte direction d’où nous venons, dans l’herbage. Une pancarte italienne, bien entendu. Gloire soit rendue à notre sens de l’itinéraire, pour une fois ! Notre traversée, ni trop haute ni trop basse : un petit miracle.

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La montée vers le col de Thures est extrêmement raide. Dans notre dos, un tableau en six plans, depuis le rebord de la ravine jusqu’au profil du Viso. Les plis et les replis de ces vallées – ceux-là même qui nous ont amenés à faire tant de tours et de détours – serpentent dans un relief tourmenté, pentes herbeuses et falaises au-dessus de forêts vert bouteille.

Au col, un furieux vent d’ouest s’ajoute à celui qui sifflait déjà à nos oreilles lors de la montée. Dans ces turbulences usantes nous profitons tout de même du paysage qui s’étire jusqu’aux cimes blanches des Écrins. Quant à la cabane mentionnée par Sylvie, elle se repose au soleil en contrebas – bien trop bas pour l’atteindre, malgré la fatigue. Le détour serait trop important. Le visage crispé de Clément est bien d’accord. Sur les nerfs, nous mettons les voiles.

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Malgré ce qu’annonce le panneau, le col de Rasis paraît tout proche. Effet de perspective. Les combes se multiplient entre nous et le passage. Les pierriers qui, de loin, se superposaient sur un seul plan, se découplent au fur et à mesure de notre progression. Les arêtes se délitent, les sommets se dévoilent, la sente descend, remonte, et ce col, ce foutu col, nous nargue là-bas, tout là-bas.

Et puis, d’un coup, nous y voilà. Une raide descente dans la caillasse nous mène au bord d’un petit lac. Si l’endroit semblait accueillant de loin, nous constatons avec dépit que le sol est en pente douce, et très caillouteux. Nous sillonnons les environs avec espoir, poussons un peu plus loin, jusqu’au déversoir, revenons sur la rive, tenons un conseil houleux.

D’accord, ce n’est pas à proprement parler un terrain plat. D’accord, des énormes pierres saillent partout. Mais le vent, le vent, sans se taire tout à fait, se réduit ici à une brise, oui, presque une berceuse en comparaison de la furie qui nous éclate les tympans depuis des jours. Alors Clément peut bien râler, nous n’irons pas plus loin. Plus loin, il n’y a rien que des pentes abruptes. Elles dégringolent des crêtes et viennent s’échouer sur des plateaux herbeux balayés par les bourrasques, des centaines de mètres plus bas. Or le vent est désormais l’ennemi numéro un : n’importe quel semblant de replat relativement à l’abri devient un petit coin de paradis, même s’il n’y a de la place que pour une tente. Que Clément la prenne, cette place. Je me débrouillerai. Le problème d’avoir entamé le périple par deux bivouacs d’exception, c’est qu’on a pris des goûts de luxe. A en oublier que quelques pierres saillantes sont facilement amorties par le matelas, qu’il suffit de se tortiller pour esquiver les plus grosses, quitte à avoir le dos un peu ankylosé demain. Que ceux qui cherchent le confort aillent au camping. Pour ma part, cet endroit abrité du vent me convient parfaitement ; essaie-je de me convaincre.

Je plonge tout habillé dans le lac. A 2800 mètres d’altitude, l’eau est loin d’être chaude et je n’y reste pas longtemps. J’étale mes habits au soleil, dans le vent qui s’invite tandis que Clément plonge à son tour dans la vase, à l’instant précis où les nuages décident de voiler le soleil. Il ressort en grelottant, et même son sac de couchage n’arrive pas à le réchauffer. Vite, un bon repas chaud ! Nous ne sommes pas si mal installés, prêts pour une nuit enfin réparatrice !

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Quelle naïveté. Avec un vent pareil, le temps change littéralement à la vitesse de l’éclair. « Range tes habits », dis-je à Clément, saisi d’un pressentiment. Quelques minutes après, les premières gouttes. La nuit tombe. L’orage tonne. Les éclairs s’abattent brutalement. Et puis le déluge. Oui, une pluie diluvienne, une pluie à craindre que le lac déborde, que les tentes finissent noyées.

L’orage passe. Un autre lui succède. Plus violent. A l’appel du tonnerre, le vent s’est levé. Il forcit, jette sur nos tentes des lames liquides. Des vasques se creusent dans le sol sablonneux. Les tendeurs se détendent, les sardines se délogent. Un piquet cède soudain. Je tiens la toile à la main, replante un ancrage précaire. Me voilà au milieu de la nuit qui range précipitamment mon sac de couchage dans son sac étanche. C'est la règle d'or : coûte que coûte, le duvet ne doit pas être mouillé.

— Duvet au sec, Capitaine !
— Rafales force-six, Capitaine !
— Rafales forcissent, encore !
— Une sardine a sauté, Capitaine !
— Elle a atterri dans mes mains !
— Tenez la toile ! Replantez !

J'entends Clément qui rit nerveusement en m'entendant gueuler ces ordres à moi-même. A vrai dire, lui-même ne fait pas le malin. Le nylon de sa tente s'est détendu sous le déluge et sa toile faseye dans tous les sens.

— Deux sardines en moins, Capitaine, ça pète de partout !
— Tenez bon !
— Replanté ! Je répète, le premier angle est replanté !
— Le troisième angle a sauté !
— On perd le contrôle !
— C'est le naufrage, Capitaine !

Plus le choix. Je sors précipitamment sous la pluie, en caleçon. En un éclair, je replante tous les coins de la tente. La terre est devenue liquide : je dois bloquer les ancrages sous des grosses pierres. Le vent me projette des trombes d'eau à la figure. Capitaine d'un navire en perdition.

Un troisième orage se déchaîne dans la nuit. Le pan latéral de ma tente se courbe comme une immense voile, projetant en tous sens les gouttelettes ayant condensé à l'intérieur. Elles transpercent la moustiquaire et m'arrosent le visage.

Alors, il me vient une idée. Dans la soirée d’hier, Clément a trouvé, sur un étroit emplacement de bivouac près du déversoir du lac, un long bout de cordelette en excellent état. Ne sachant qu'en faire, nous l'avons laissé là-bas. J'enfile ma veste de pluie, mes chaussures et m'élance dehors à l'occasion d'une accalmie. Quitte à être mouillé, j'en profite pour retendre la toile de Clément : gorgée d'eau, elle ne ressemble plus à rien.

La cordelette me sauve. Elle me permet d'ancrer stratégiquement le pan latéral de ma tente. La voilà stable, subissant sans se courber les assauts du vent, des rafales dignes de celles qui nous ont fait décamper sous le col Frappier. Et dire que nous nous estimions alors chanceux de ne pas subir de pluie en sus du vent !

Mon bricolage tient ses promesses. Je me sèche, ressors mon duvet et tente de somnoler dans le fracas. Je me retourne régulièrement vers le pan de toile, vérifie que tout tient bien. Même dans les bourrasques les plus violentes, ça ne bronche pas. Mais la crainte que la sardine se déloge de nouveau m'empêche de trouver le sommeil.


30/07.

Les orages prennent le large. Toute la matinée, il continue de pleuvoir. Jusqu’à ce que le vent se calme. Que le martèlement cesse sur nos tentes. Je risque un nez dehors. La montagne est gorgée d’eau. Des flaques profondes se sont creusées sous les tentes. Notre saucisson et notre pain, abandonnés à même le sol dans mon abside, sont détrempés. Nos habits mis à sécher la veille : encore plus mouillés qu’au sortir de la lessive.

Le soleil fait une apparition timide. Les nuages s’éloignent. Le lac resplendit. Nous nous étirons. Rien ne presse. Nous prenons un solide petit déjeuner tandis que les affaires sèchent et ne repartons qu’en fin de matinée.

Pas évident de trouver le passage vers le col de du Malrif. Nous sommes induits en erreur par des poteaux de balisage couchés au sol, sans doute arrachés par une tempête et jetés bien plus bas que le sentier. La tâche est d’autant plus ardue que nous ne savons pas où le chemin passe exactement. Où est le col ? J’ai beau trianguler notre position dans tous les sens, la carte grande échelle n’est pas d’un grand secours pour démêler l’intrication topographique. Moi qui pensais que cette variante du GR58 serait une promenade de santé !

Finalement, nous retrouvons par miracle un poteau rouge et blanc qui tient encore debout. Puis un autre. De fil en aiguille, nous revoilà dans le droit chemin, c’est-à-dire une sente minuscule ayant tôt fait de disparaître dans un pierrier escarpé. Nous jouons aux bouquetins jusqu’à une sorte de passe. Au-delà, la sente descend sur la crête jusqu’au col du Malrif, sous lequel s’étire une épaisse corniche de neige. Dans le vent, nous profitons une dernière fois du panorama sur l’est du Queyras, jusqu’au Viso, avant de basculer à l’ouest.

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Nous mordillons du bout des lèvres dans le pain trempé et le saucisson mou. Heureusement, le délicieux fontu d’Abriès a survécu, sans tout à fait s’en sortir indemne.

L’absence de sentier dans l’herbage nous force à descendre à l’estime – nous commençons à avoir l’habitude. Nous nous étonnons de ne voir personne sur cette portion de GR pourtant dans la continuité de l’autoroute que nous avons quittée à Abriès il y a quelques jours.

Le ciel se couvre. L’horizon nord-ouest est menaçant. Nous essuyons une courte averse. L’orage nous pend au nez. Nous dévalons jusqu’aux Fonts de Cervières et nous installons dans un bosquet d’arbres à deux pas du torrent. Le vent fait danser la cime des arbres alentour, mais dans cette étroite clairière, nous sommes à l’abri.


31/07.

Encore un bel orage cette nuit, tout proche. Les éclairs fusaient comme des flashes de paparazzi. Quel plaisir de somnoler sous l’orage, profitant du spectacle hors de portée du vent !

Nous descendons la vallée en suivant le torrent, longeant d’abord la lisière de la forêt rive gauche, puis supportant une courte section de départementale, rive droite. Entre le hameau du Bourget et Briançon, une dernière montagne fait obstacle. Pas évident de trouver le chemin dans cet entrecroisement d’itinéraires. Nous revoilà revenu en terrain civilisé ! Nous profitons d’une promenade touristique somme toute variée, entre prés, hameaux, le long du torrent, sur des pontons aménagés. Puis, un parking et, au-delà, la sente qui attaque franchement la colline. Fini de rire.

Les Ecrins sont drapés de nuages noirs. De temps à autre se dévoile un bout de glacier, dans une intermittence pudique. Au-dessus de nous, le soleil brille encore. Pour combien de temps ?

La pluie attend que nous ayons déballé le déjeuner pour tomber. D’abord, nous n’y prêtons aucune attention. Au contraire, elle nous rafraîchit. Puis, ça s’intensifie. Mais le temps de remballer le pain et le saucisson, voilà que le ciel se dégage à nouveau ! Le vent, le vent, encore, le vent, toujours, c’est le vent qui pousse les masses nuageuses à une vitesse folle. Toute la journée sera marquée par une succession de nuages noirs, d’averses et d’éclaircies. Ça défile si vite que, systématiquement, la pluie tombe au moment de la réapparition du soleil. De la pluie solaire. Il n’y a plus de saisons.

Sous le regard hautain du Chenaillet, nous terminons l’ascension de la crête. De jolis lacs cerclés de roseaux s’étalent sous le dernier ressaut. Curieuse ambiance marécageuse à 2000 mètres d’altitude.

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Ni Clément ni moi n’avons très envie de bivouaquer ce soir. Briançon en vue, le vent omniprésent, les nuages noirs dans le ciel, ont raison de nous. Je ressuscite le smartphone pour réserver un train de nuit. Ayant désormais une échéance, nous pressons le pas. Cependant, nous jouerons le jeu jusqu’au bout. Pas de GPS, aucune idée du temps qu’il nous reste à marcher. Sur la crête, un patou patibulaire rameute pas moins de cinq chiens pour nous forcer à faire un large détour alors que le troupeau n’est même pas visible. Nous le maudissons, ainsi que le berger.

La crête est jalonnée des traces d’un passé militaire. La pierre et le béton de forts et de blockhaus surgissent des herbes folles. Des hameaux entiers ne sont plus que des ruines. Les toits sont effondrés. Les lavoirs pourrissent. Les arbres prennent racine dans les maisons, percent les toits. Nous croisons régulièrement des avertissements « zone militaire, danger ». Etrange ambiance, surtout sous ce ciel noir. Une mince bande de lumière se découpe à l’horizon, jetant un éclairage ras, jaunâtre, dans les vallons. Les vallées qui s’étoilent depuis Briançon sont plongées dans des vapeurs grises.

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Sans carte précise, nous improvisons une descente en espérant échouer à Briançon. De parcours VTT en parcours VTT, nous tombons finalement sur une route forestière qui serpente dans la bonne direction. La descente est éreintante, lassante. La régularité de la route met paradoxalement nos jambes à rude épreuve. Clément prétend que j’ai sous-estimé l’étape. La reconstruction de l’itinéraire lui donnera raison.

Briançon en vue, sous la pluie. On aura tout de même plutôt esquivé les gouttes. Je reconnais les pistes de ski qui déchirent le flanc de la montagne, en face. On discerne même la chapelle Notre-Dame des Neiges. Quelle épreuve ça avait été, l’an dernier, de monter là-haut avec un sac lourd de victuailles ! Le Prorel domine la croisée des vallées. Là-bas, c’est la porte des Ecrins. Il faudra tout de même qu’on se la fasse un jour, cette virée alpine en Oisans.

En attendant, notre instinct nous guide de ruelle en ruelle dans la grande ville, jusqu’à atterrir à deux pas de la gare.

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----------

- FIN -

Dernière modification par Ytreza (07-06-2022 12:21:33)

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#2 19-05-2022 19:04:10

repi83
Membre
Lieu : O4
Inscription : 20-05-2018

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Excellente mise en bouche !  big_smile
Je m'abonne.


Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait. Mark Twain.
Jesus is my Airbag !

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#3 19-05-2022 19:51:21

06chamois
Membre
Lieu : Là-haut
Inscription : 13-11-2018

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Ah chouette !!!

Un nouveau feuilleton à épisodes.

Je vais suivre la suite avec intérêt.


La montagne entretient à la fois la tête et le corps, alors plus d’hésitation = vive la randonnée  big_smile

Mon trombi :   https://www.randonner-leger.org/forum/v … p?id=35338

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#4 19-05-2022 23:37:33

laxmimittal
Membre
Inscription : 23-10-2016

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

moi itou;

sublimes photos et texte magnifique.

L.


La touche Majuscule de mon ordinateur fonctionne mal.

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#5 20-05-2022 15:13:54

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Merci pour votre intérêt !
Je me rends compte que je prends beaucoup moins de photos quand je marche avec quelqu'un big_smile
Je mets la suite ici, ainsi que dans le message initial pour que ceux qui prennent en cours de route n'aient pas à fouiller toute la discussion.

---

Edit, suppression du récit que j'avais recopié ici - en fait j'ajoute juste au fur et à mesure dans le premier post.

Dernière modification par Ytreza (24-05-2022 16:53:54)

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#6 20-05-2022 15:49:35

tacheton
Membre
Inscription : 05-09-2018

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

uops, tu as remis les même jours !

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#7 20-05-2022 15:53:57

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Non c'est bien la suite, mais je l'ai ajoutée aussi dans le premier message.
Peut-être qu'il vaudrait mieux que je ne modifie que le premier message remarque.

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#8 20-05-2022 17:06:15

pogo
Membre
Inscription : 27-03-2017

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Ytreza a écrit :

Il semblerait que le GR ne passe plus par ici depuis belle lurette

J'y suis passé il y a 3 ou 4 ans. Passerelle et remontée sévère mais courte. Que s'est-il passé depuis ?

Merci pour le récit. Je pense avoir bivouaqué au même endroit sous le pas de Reverdillon. Ça fait plaisir de refaire le trajet avec vous.

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#9 20-05-2022 17:37:39

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

pogo a écrit :

#653853

Ytreza a écrit :

Il semblerait que le GR ne passe plus par ici depuis belle lurette

J'y suis passé il y a 3 ou 4 ans. Passerelle et remontée sévère mais courte. Que s'est-il passé depuis ?

Je pense qu'il y a eu un énorme éboulis qui a emporté le sentier qui remonte versant nord. J'ai été fureter de l'autre côté malgré le GR barré mais rien à faire, terrain glissant et raide, on ne pouvait pas passer outre. Du coup ça fait un sacré détour : il faut redescendre dans la vallée.

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#10 23-05-2022 15:37:21

Ytreza
Flocon de neige
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Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Ajout du 23/07 dans le premier post.

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#11 23-05-2022 16:42:30

Hervé27
éMULe
Lieu : Normandie
Inscription : 01-11-2017
Site Web

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

La sauvagerie minérale du massif du Chambeyron ne laisse pas de m'émerveiller ... Grâce à tes photos, je découvre la couleur bleue au lac des 9 couleurs, dont je n'ai jusqu'à présent vu que la grise, plus que 7  wink  !

Un suiveur de récit en +  cool


Sans peurs à surmonter, l'aventure n'est que promenade

Trombi, Récits & Liste(s)
l'ultralighter più estremo di sempre

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#12 24-05-2022 16:52:26

Ytreza
Flocon de neige
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Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Ajout du 24/07 à la suite du premier post.

@Hervé27 - le lac des 9 couleurs, probablement un de mes coins préférés des Alpes. C'est pour y retourner que j'avais prévu ce détour dans l'itinéraire. Le Queyras vers la frontière franco-italienne est encore plus sauvage, presque hostile, en fait, vu le vent qu'on a eu.

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#13 25-05-2022 16:10:56

Ytreza
Flocon de neige
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Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Ajout du 25/07 dans le premier post.

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#14 25-05-2022 16:33:10

Manche
Membre
Inscription : 27-08-2018

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Merci Ytreza
J'aime beaucoup tes photos, et plus particulièrement celle-ci :

Wouaouwwwww ! smile

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#15 25-05-2022 19:15:52

Ytreza
Flocon de neige
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Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Merci Manche, je me rappelle avoir un peu galéré pour trouver un réglage correct (éviter à tout prix de cramer le ciel...), ainsi qu'une pierre à peu près plate pour y poser l'appareil big_smile

Et vive la fonction "filtre graduel" de mon logiciel de développement raw : c'est comme ça que j'ai pu, en un clic, récupérer le ciel sans assombrir le torrent !

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#16 25-05-2022 22:34:39

Bebacksoon
Membre
Lieu : Lyon
Inscription : 27-06-2019

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Hello Ytreza  smile

Merci pour ton récit  pouce
Je lis avec attention ton périple qui m'intéresse d'autant plus que je projette d'aller marcher dans ce secteur cet été  wink
J'ai à la fois l'excitation et l'appréhension du côté minéral, sauvage et élevé de cette partie du Queyras. Je serai seul et ça sera un cran de plus que ce que j'ai fait jusqu'à présent. Ton récit me rappelle qu'il faudra faire preuve de confiance, de volonté et aussi de prudence avec les éléments et la montagne. Les autres l'ont dit mais je rajoute que tes photos sont sublimes ! A+


"La route m'appelle et m'attire. À l'Est, à l'Ouest, au Sud, au Nord.
Ce soir, ici, j'ai trouvé un lit. Demain, je coucherai dehors…" Michel Corringe

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#17 26-05-2022 08:36:53

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Bonjour Bebacksoon  smile

Nous n'avons pas choisi le chemin le plus simple wink Comme tu le vois sur l'itinéraire, nous avons pas mal tournicoté à droite à gauche pour sortir des sentiers battus (voire des sentiers tout court) et flirter au maximum avec les 3000. Les hauteurs sauvages, solitaires et silencieuses, c'est quelque chose que je recherche toujours, mais d'autres préfèrent les arbres (et avec le vent qu'on a eu en permanence sur les crêtes et sommets, l'ambiance était parfois pesante...). Il y a pléthore d'itinéraires plus simples dans le Queyras.

Pour la petite histoire le projet de départ était de faire de l'alpinisme itinérant en Oisans, mais Clément ne se sentait pas assez en forme donc j'ai improvisé cet itinéraire de rando dans le Queyras, en gardant tout de même un esprit haute montagne. J'ai de la chance d'avoir dans la famille des spécialistes du coin : en un coup de téléphone j'avais dessiné le gros de l'itinéraire, y compris les sections hors sentier. Donc je savais quand même plus ou moins ce que je faisais. A Clément qui me demandait "ça passe ça ?!" je pouvais répondre "oui oui t'inquiète" big_smile

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#18 26-05-2022 09:27:22

azerty
[i]RL
Inscription : 08-01-2018

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Merci ytreza pour le partage. Ubaye et Queyras sont mes 2 vallées préférées. Que du cailloux mais pourtant oui, il y a de l’eau.

Plein de souvenirs là bas. Mon premier bivouac sous le pain de sucre avec les copains, surchargés de nourriture et d’alcool on regardait dubitatifs un MUL qui mangeait des graines. Et le premier 3000 de mon fils à la tête de la Frema (3151m) il avait 8 ans.

Sinon pour pinailler, entre le hameau de Maljasset et Ceillac (lac st Anne) on emprunte le col Girardin (2699m). Les Girondins, tout comme les Montagnards, c’est un temps révolu(tionnaire).


«Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait 10 fois le tour du monde, mais celui qui a fait le tour de lui-même. »

Profil / trombi ici

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#19 27-05-2022 10:16:05

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Effectivement, je corrige. C'était pour voir si vous suiviez tongue
D'ailleurs je n'avais pas pris le GR5 mais le col Tronchet. Choix regretté quand j'ai vu, depuis le lac Ste-Anne, le Girardin couvert d'une belle neige !

Dernière modification par Ytreza (27-05-2022 10:16:31)

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#20 27-05-2022 11:03:00

Ytreza
Flocon de neige
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Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

J'ai besoin de votre aide : je réalise que j'ai fait la même photo, une le soir, une le matin, et je n'arrive pas à me décider. Laquelle préférez-vous ?

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#21 27-05-2022 11:20:49

Shanx
Sanglier MUL
Lieu : Probablement au boulot :(
Inscription : 22-04-2012
Site Web

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

Largement la seconde avec les tentes au soleil smile

J'en profite pour te remercier pour le récit. J'envisage d'aller faire un petit tour dans ce coin cet été, ça me donne des idées. Par contre, si je peux me permettre : je trouve ça peut pratique quand un même post est complété au fur et à mesure, je préfère quand c'est ajouté post par post (bien plus pratique pour reprendre là où on s'était arrêté).


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Mon trombi
"Heureusement qu'il y a RL pour m'éviter les genoux qui craquent et le dos en compote" - C. Norris
"La liberté est fille des forêts. C'est là qu'elle est née, c'est là qu'elle revient se cacher, quand ça va mal." - Romain Gary

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#22 27-05-2022 12:05:58

Opitux
Jeune padawan
Lieu : 06
Inscription : 13-01-2013

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

La seconde, sans hésitation


Plus je marche moins fort, moins j'avance plus vite...

rl  Si vous me contactez pour l'association, mieux vaut passer directement par là wink

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#23 27-05-2022 12:57:04

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

C'est clair que les tentes qui contrastent au soleil ça claque plus mais je trouve qu'il y a un côté plus... intimiste peut-être ? avec la première.

Suite à la remarque de Shanx je publie la suite ici en plus de l'ajouter au premier post.

---
26/07.

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Le soleil fait son apparition derrière le Pain de Sucre. Le val étale sa verdure dorée. Comme d’habitude, Clément fait la marmotte jusqu’à ce que la bande lumière qui grignote le sol atteigne les tentes. J’écris en attendant qu’il émerge, puis, comme ça remue sous sa toile, commence à préparer le petit-déjeuner.

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Le Caramantran et le col de Chamoussière.

Les randonneurs défilent comme des fourmis vers le col Vieux. Nous changeons nos plans : nous passerons par le col de Foréant. Nous voilà bientôt dans la muraille, laquelle se révèle moins raide qu’anticipé la veille, alors que nous observions les lacets depuis le Caramantran. Nous grimpons à bon rythme. Le sucre du petit-déjeuner ruisselle dans mes jambes, je me sens une forme d’enfer – infernale au sens propre pour Clément, à qui j’impose une nouvelle improvisation. J’ai jeté un peu plus tôt un coup d’œil discret à la carte pour confirmer mon intuition : la crête semble praticable.

Clément me regarde avec des yeux de merlan frit quand je lui annonce que, plutôt que de descendre sur-le-champ aux lacs lovés à deux pas dans l’herbe grise, nous allons parcourir toute la crête qui délimite le cirque, en passant par le sommet du Foréant. Il n’a pas le temps de protester : déjà, je commence à m’élever sur le flanc de la crête. Clément prend la suite en grommelant.

C’est un détour long et absurde, c’est vrai. Mais un détour spectaculaire ! Nous crapahutons à hauteur des pentes de la Taillante qui tranchent de l’autre côté de la vallée, faces superposées, lisses comme des miroirs.

Quelques passages scabreux donnent à Clément une raison de râler, mais la sente sinue globalement sans difficulté. Heureusement : manquerait plus qu’on se retrouve coincés. J’aurais l’air malin !

A l’ouest aussi, la vue est belle. Le soleil et les nuages font danser des contrastes sur les vallons qui se succèdent. Le vent souffle, invariablement, mais moins violemment que les jours précédents, et nous apprécions sa fraîcheur matinale.

Nous gagnons le sommet du Foréant marqué d’un cairn imposant. Un 3000 pour le petit déjeuner. Au fond de la vallée, on distingue les randonneurs qui se succèdent sur le GR58. Une véritable autoroute. Côté ouest, des crêtes vert sombre tirent des traits jusqu’aux blancheurs des Ecrins. Au sud, le Caramantran semble déjà loin. Contre toute attente, le vent est tombé. Que nous sommes bien, perchés là-haut !

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Les impressionnantes falaises de la Taillante, au-dessus du lac de Foréant.

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Une descente scabreuse nous fait glisser jusqu’aux petits lacs d’altitude que nous avions aperçu depuis le col. De là, ne trouvant pas le sentier, nous coupons dans l’herbage pour rejoindre l’autoroute et la foule.

Derrière le lac Egorgéou, le chemin plonge dans la ravine. Nous gambadons dans l’ombre des arbres qui peuplent à nouveau le relief, ne nous accordant qu’une courte pause pour déjeuner. Le fromage de chèvre acheté il y a six jours a pris un sacré caractère : limite mangeable, il dégage une odeur insoutenable. Le pain de Gap, qui ramollit jour après jour, n’aide pas à faire passer…

Nous atterrissons fatigués au fond du vallon. Clément a les genoux en compote. Aller, encore un effort. Au bord du torrent, il n’y a pas d’endroit où poser les tentes, à l’exception d’un camping sinistre balayé par les vents. Poussons plutôt jusqu’au hameau de la Monta : trois bâtiments dont un gîte et une église. Nous nous élevons dans les terrasses en friche sur le flanc sud de la crête de Gilly. Le soleil d’après-midi nous fracasse le crâne. Nous transpirons à grosses gouttes. Je me retrouve à prier le sentier de se diriger vers ce bosquet d’arbres là-bas, promesse d’un coin de fraîcheur.

Non seulement il s’y dirige, mais nous trouvons même un semblant de replat. Bien qu’il soit encore tôt, nous posons nos sacs dans les herbes folles avec des soupirs de soulagement. Nous attendrons la soirée en disputant des parties d’échecs, allongés comme des princes dans l’herbe.

Dernière modification par Ytreza (27-05-2022 12:59:51)

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#24 01-06-2022 12:04:28

Ytreza
Flocon de neige
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Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

27/07. Abriès

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De bon matin, nous grimpons la crête de Gilly. Le sentier serpente dans une lande de rhododendrons et myrtilliers, ponctuée de sapins entre lesquels le paysage révèle une vue spectaculaire sur le vallon encaissé que nous avons descendu hier. Puis la lande laisse place à de verts herbages où l’on retrouve un vent doux et agréable. J’ai pris un rythme lent, régulier, espérant rassurer Clément sur ses aptitudes. Après une semaine de marche, la fatigue s’accumule. Pourtant, nos vivres diminuent, allégeant nos sacs !

La crête est dominée par la tête du Pelvas, un ressaut de pierraille sinistre auréolé de fumerolles. En manière de plaisanterie, je propose à Clément d’aller l’escalader. Je crois que ça ne le fait pas rire.

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Depuis la crête, nous étudions la suite du parcours. Après un détour par Abriès, nous remonterons le vallon qui verdoie mille mètres plus bas, passerons par Valpréveyre avant de gagner le fond du cirque, direction l’Italie, les territoires de Sylvie et Jean-Louis, au pied du bric Bouchet. C’est un sacré détour. Vu d’ici, le raccourci via la vallée qui monte au Roux plein nord est tentant !

La crête de Gilly s’avance telle la proue d’un navire au-dessus d’Abriès. Le soleil brille et la marche est facile : nous nous sentons bien.
Nous errons ensuite dans les pistes de ski. Bien sûr, aucun sentier n’est indiqué, à part celui qui mène au télésiège. Nous improvisons une descente dans un réseau de sentes forestières. C’est une très belle forêt, d’un vert riant, animée par le chant des oiseaux. Un lieu plein de vie, ressourçant. Sans compter que, pour une fois, nous sommes à l’abri du vent.

Au sortir du bois, nous tombons sur une large piste à vaches, régulière, qui laisse tout loisir de bavarder tandis que le fond de vallée se rapproche et que l’on distingue de plus en plus nettement les maisons d’Abriès et le calvaire qui grimpe sur l’ubac, intrigante succession d’oratoires. La chapelle, une tour moyenâgeuse de fière allure, est posée en surplomb du village.

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Abriès

Après un ravitaillement complet à la supérette, nous dégustons un repas de roi. Salade à la grecque, salade de carottes, muffins aux myrtilles…
C’est bien lourdement chargés que, rassérénés et l’estomac content, nous reprenons la route. Nous n’aurons plus de possibilité de ravitaillement avant Briançon, après un long vagabondage le long de la frontière franco-italienne.

Le chemin grimpe raide dans la forêt. Pressé de fuir la civilisation, j’impose un rythme rapide. Nous sommes bientôt à bout de souffle, mais la pente s’adoucit. Le sentier devient un balcon qui redescend doucement vers les quelques habitations du hameau de Valpréveyre. Sans prendre le temps d’une halte, nous profitons de notre inertie pour remonter le long du torrent, jusqu’à ce que les bâtiments disparaissent dans notre dos. Nous atteignons le fond du cirque, dominé par le bric Bouchet dans les nuages.

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Valpréveyre

Nous sillonnons désespérément l’alpage pour trouver un endroit où poser les tentes, entre les arbres morts, les crottes de mouton, le torrent. Le vent couche les pauvres pins isolés, rachitiques. C’est un plateau désolé, laminé par les troupeaux et le vent, comme un champ de bataille abandonné. On ne serait pas étonné d’y voir flotter un drapeau en lambeaux.

Notre drapeau à nous, ce serait sans doute un drapeau pirate, un drapeau noir, celui de la liberté. Mais pour l’heure, le tissu que nous faisons flotter dans le vent est celui de nos tentes. Nous avons déniché un coin agréable en bordure de l’alpage, derrière une butte qui nous coupe du goulot de vent. Le torrent éclabousse à deux pas, mais le soleil trop timide et le souffle qui jaillit depuis l’entrée du cirque refroidissent toute ardeur de baignade.

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Les papillons de nuit ont adopté la X-mid.

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Hors ligne

#25 02-06-2022 14:41:34

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Par monts et par vents - de Barcelonnette à Briançon

28/07. Balade nocturne.

Malgré un début de nuit splendide, la Voie Lactée fusant des sapins de la crête au nord et disparaissant derrière les falaises au sud, nous nous réveillons sous un ciel couvert : il pleut. Le tonnerre gronde au loin. Le vent n’est pas tombé. Nous restons allongés à l’abri, appréciant la musique de la pluie.

Ça s’arrête en milieu de matinée. Nous entendons les cloches de brebis qui montent à notre rencontre. Les voilà bientôt, qui pointent en rangs serrés leurs frisures beiges derrière le repli de la crête dissimulant notre campement. Les bataillons s’alignent là, attendant les ordres.

Le troupeau nous traverse comme une marée blanche. Tenus en respect par le patou, nous restons immobiles devant nos tentes. Arrive un jeune berger, accompagné de trois border collies. Il engage la conversation, nous rassure par rapport au patou : en plantant nos tentes, nous avons défini notre territoire avant l’arrivée du troupeau, et il le respectera.

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Nous rangeons tranquillement le camp alors que le soleil pointe son nez. Nous entamons la marche à rythme lent. Le berger s’est installé un peu plus haut, en amont de pentes raides dans lesquelles s’étirent les rangées de bêtes. Le patou garde un œil sur la montagne, assis au milieu de l’herbage. Trois loups solitaires rôdent en ce moment dans la région, nous explique le berger. Moi qui suis plutôt loup solitaire que mouton (quoique souvent pas loin de brebis égarée), je suis curieux de savoir ce qu’il en pense, des loups. Les loups, pense-t-il, il faut faire avec, voilà tout. Nous lui souhaitons une belle journée dans son alpage.

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Elle s’annonce belle en effet, cette journée. Le bric Bouchet se dégage sur la crête, pyramide caillouteuse que nous esquivons d’abord par le sud, passant en coup de vent en Italie pour visiter le refuge Nino Sardi qu’étaient censés tenir Sylvie et Jean-Louis avant la pandémie. Aujourd’hui, la bâtisse est en travaux. L’odeur de mazout et le bruit du générateur électrique nous gâchent la vue sur le Viso qui impose sa masse au-dessus des gais vallons. Sans nous attarder, nous retournons sur nos pas jusqu’au col. De là, nous prenons à travers le pierrier, longeant la base du bric Bouchet, serpentant plus ou moins à l’estime dans l’éboulis de roches, improvisant ensuite dans l’herbage qui défend le col de Valpréveyre, jusqu’à retrouver un sentier. Le vent est de la partie. Il rugit violemment au col de Valpréveyre, frappant la face qui dégringole. Un vent glacial comme sentinelle de l’Italie. Sur la crête, nous nous réfugions à l’ombre d’un imposant rocher pour déjeuner.

La descente sur le refuge Lago Verde est raide et délicate. Le vent nous gèle sur place. Nous observons la surface du lac, striée de vagues. Les herbes ondoient. C’est toute la montagne qui plie. Souffle ! Souffle plus fort ! hurlons-nous à tout vent. Bien piètre résistance. Rêvons-nous ou la tempête forcit ?

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Au refuge, le jet de la fontaine fuse à l’horizontale. L’endroit est austère. Un désert vert barré de crêtes, un coin qui serait agréable sans doute sans ce vent furieux, hostile, qui nous gèle les os.

Nous descendons rapidement, espérant trouver abri dans un repli de terrain. Mais nulle part où se cacher. Nous sommes particulièrement attentifs à l’itinéraire. Il faut bifurquer au bon moment vers le paso Frappier, ni trop tôt, au risque de retourner illico en France, ni trop tard, au risque de finir au fond de la vallée.

Contre toute attente, le sentier est bien indiqué. Heureusement : car peut-on appeler ça un sentier ? Une sente tout au plus, à peine tracée, effacée par les hautes herbes que couche la tempête. Depuis ces escarpements, nous dominons tout le vallon qui se perd dans des tons verts et bleus.

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Le soir tombe. A une centaine de mètres du sentier, de l’autre côté de la combe, nous avisons une plateforme herbeuse qui semble accueillante, au pied d’une cascade. Un troupeau d’alpagas nous observe en contrebas. Nous hésitons à faire l’effort, craignant que l’endroit se révèle inhabitable. Nous hésitons longuement, jusqu’à ce que la fatigue ait raison de nous. Allons voir. Ça fera bien l’affaire.

Nous y voilà bientôt, sur ce replat. Aussi idyllique de près qu’il le semblait de loin. Joie ! Reviennent les souvenirs de nos premiers bivouacs, notamment celui au pied du Grand Bérard. Cette terrasse domine le vallon bleu qui se laisse envahir par une armée de nuages. La cascade promet une douche demain matin, quand le soleil aura chassé l’ombre. Les névés étalés alentour rappellent que nous sommes à une altitude honnête. Le vent est bien présent mais modéré, sans commune mesure avec ce que nous avons affronté aujourd’hui. Enthousiaste, Clément monte sa tente en un clin d’œil. Nous nous écroulons sur nos paillasses, entamons une soirée qui promet d’être reposante.

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Alors, le vent forcit. A l’abri sous la tente, plongé dans un livre, je ne m’en inquiète guère. Jusqu’à ce qu’une bourrasque plie ma toile comme la voile d’un bateau. Jusqu’à ce que toute ma tente se mette à trembler dans les rafales. Que Clément se mette à hurler sa surprise – puis son inquiétude. Jusqu’ici le vent s’était toujours calmé à la tombée du jour. Or, ce soir, le soleil s’est éteint depuis longtemps. La vallée s’est fermée sous un rideau de nuages gris. Là-haut, il n’y a plus que le vent qui siffle, la cascade qui gronde et la nuit qui couve. Le vent ne se calme pas, non. Il forcit. Je sors en quête d’un endroit mieux abrité. S’il faut se décaler de quelques dizaines de mètres pour passer une bonne nuit, nous le ferons. Oui, il suffit de quelques mètres carrés sous le vent, dans un creux, derrière une colline, au pied d’une falaise ! Mais le vent est partout, il souffle de tous côtés, il tournoie et turbule dans les moindres recoins. Peut-être au pied de la falaise ? Difficile de déterminer si c’est vraiment mieux. Avec Clément, nous nous transformons en anémomètres, moi vers la falaise, lui au milieu du plateau, levant les bras au fil des bourrasques. Oui, au pied de la falaise, ça semble un peu mieux. Nous hésitons. Je bondis d’un endroit à l’autre. Rien de très probant. Soudain, un claquement. Clément me crie de revenir. Un piquet de ma tente a sauté. La toile part à vau vent. Je la retiens, la démonte, m’affale sur le tissu qui cingle.

Dans la nuit noire, le déménagement s’impose. Nous agissons avec méthode ; il ne faut rien perdre, rien oublier, alors que seuls les halos de nos frontales trouent l’obscurité. Je déménage le premier. Clément me rejoint au pied de la falaise. Nous échangeons un regard dubitatif. Les violentes rafales tendent à se prolonger. A s’intensifier. Nous échangeons un regard sans avoir besoin de formuler l’évidence. Adieu, plateau idyllique, adieu, cascade chantante, herbe accueillante et le petit torrent. Nous ne pouvons pas dormir ici.

Deux faisceaux percent la nuit noire. Nous avons refait nos sacs en hâte. Nous revoilà sur le sentier, à onze heures du soir, marchant à l’aveugle sans savoir où nous pourrons nous arrêter. Nous montons dans de raides pentes herbeuses, sous ce vent rageur. L’altimètre nous signale que le col est encore loin, mais nous avançons vite pour nous réchauffer. Un regard vers le ciel redonne du courage. La Voie Lactée, au-delà des vents, sereine. Les étoiles, à leur place. Marcher de nuit ne nous dérange pas. Ici, le vent faiblit. Nous retrouvons avec plaisir cette sérénité de la marche nocturne, ce calme des hauteurs, comme lors des approches des courses d’alpinisme. Quoi de plus agréable que de marcher en pleine nuit, flottant entre deux airs ?

Attention, tout de même, à ne pas trébucher. La sente se raidit sous le col. Nous y voilà bientôt. A nouveau, le vent furieux. Il caracole et frappe. Quelques emplacements de bivouac, une ruine encombrée de blocs de pierre et de béton. Hésitation. Il y aurait possibilité de nous arrêter là, passer une nuit médiocre, à deux sous ma tente, le dos endolori par la caillasse saillante. Non, nous décidons de poursuivre, même si, au-delà, un pierrier chaotique complique la progression. Je cherche patiemment les cairns à la frontale.

Au colle della Longia, le vent, encore, toujours, insupportable. Nos nerfs à vif. Nulle part où s’abriter dans ces foutues montagnes ! C’est alors que je tourne la tête vers la droite. Le puissant faisceau de ma frontale éclaire un mur de pierre. Je reste un instant incrédule. Un bâtiment ! Les ruines d’une grange !

Nous déchantons après avoir fait le tour du propriétaire. Abandonnés sur la frontière, le bâtiment est non seulement glauque, mais aussi envahi d’une odeur de crotte de mouton, omniprésente, qui saisit à la gorge. Le sol est couvert d’un limon de terre et de merde. Sauf dans la dernière pièce que nous visitons, où apparaît un sol de béton. Nous sommes loin d’être emballés. Mais quoi ? Poursuivre ? Descendre à l’aveugle en espérant, encore ? Qui peut encore espérer trouver dans ces montagnes un recoin à l’abri de la tempête ? Au moins, ces murs nous proposent un abri en dur.

Clément racle héroïquement la terre sèche avec une vieille poutre hérissée d’échardes. Son sol de tente et ma bâche en plastique, étalées par terre, nous isoleront de la saleté. Nous nous habituerons à l’odeur. Nous nous forçons à dîner, même si, à une heure du matin, le cœur n’y est pas. Nous n’avons qu’une envie : dormir. Dormir et être demain, délivrés de cette journée qui ne veut pas finir.

Le vent nous trouve jusque dans notre cachette puante. Il s’infiltre par le trou de la fenêtre pour nous souffler son haleine fraîche au visage. A-t-il vraiment besoin de venir nous emmerder – alors que nous le sommes déjà, littéralement, jusqu’au cou dans la fange qui couvre cette grange des murs au plafond, et le plafond, effrité, qui menace de s’effondrer au-dessus de nos corps courbaturés. Caresse glaciale. Odeur de chèvre. Dos ankylosé. Nous en rirons, plus tard.

Dernière modification par Ytreza (02-06-2022 14:41:44)

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