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#76 10-01-2024 17:53:04

bruno7864
partir, partir et découvrir
Lieu : toujours dans la Lune
Inscription : 11-10-2012

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

*Samuel a écrit :

#693303Les Alpes : Bolzano > Vallone Popera (les Dolomites)
Je pénétre davantage dans la montagne et dans cette première section du parc où je découvre alors la réalité touristique des Dolomites. Bien sûr je savais que ce massif réputé est touristique et fréquenté, plus encore que les régions des Alpes entièrement dédiées au tourisme que j'ai déjà traversées, mais j'imaginais tout de même pouvoir découvrir et apprécier ces fameuses montagnes. Honnêtement je ne soupçonnais pas possible l'ampleur de la démesure de ce tourisme de masse. En pleine montagne et à plus de 2000m

Je me souviens de la première fois que j'ai traversé le Haut Adige, alors que je passais près d'un refuge la Chemnizer Hütte au pied d'un cirque glaciaire de toute beautée . Il n'y avait vraiment pas foule c'est le moins qu'on puise dire. Je fis une halte au refuge et entamais une discussion avec son gardien. "Mais pourquoi n'y a t'il personne ici c'est tellement beau?" Il me montra la chaines de Dolomites plus au sud en me disant: "ils sont tous là bas".
Souvent lorsque l'on sort des sentiers battus, même en restant sur des chemins tout à fait accessibles pour tout marcheur, on découvre la vrai beautée des montagnes. J'avais déjà évoqué cet épisode dans mon CR de la traversée de l'arc Alpin. C'est certain, tu aurais gardé un souvenir impérissable de cette région si tu avais évité Bolzano et étais passé un peu plus au nord des Dolomites.
Je ne vois qu'une solution: Faudra refaire cette partie  smile

Dernière modification par bruno7864 (10-01-2024 18:14:46)

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#77 11-01-2024 02:29:10

laxmimittal
Membre
Inscription : 23-10-2016

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Samuel,

Grace à l'humilité et l'humanité que tu as acquise au cours de ton périple, il me semble que par trois fois tu as finalement pris la bonne décision :

1. Bien que plus éprouvante physiquement, je choisis cette seconde option, car si jamais il n'y a pas de poêle à la cabane, ce qui certes est peu probable, je ne pourrai pas manger jusqu'au lendemain, et là ce serait par contre vraiment inquiétant. 

tu as bien fait. je crois que ce qui fait la grande différence dans la neige, c'est le fait d'avoir toujours une option au cas ou. de ne pas compter sur la chance.

2. Ayant les pieds plus ou moins congelés depuis ce matin, je me dis qu'il y a peut-être un risque. Je me décide alors à appeler le 112, pour prendre un avis médical. ils décident de venir me chercher.
Ces 10km qui brisent le symbole de cette ligne entièrement continue sont le prix de l'imprévu, de l'inquiétude, de quelques mauvaises décisions peut-être, sans doutes.

là encore tu as encore bien fait.

appeler le 112 n'était pas un échec. comme tu le dis, c'est le prix d'une aussi longue traversée. il était possible que quelque chose arrive.

3.  Il me faudra une dizaine de jours pour retrouver mon entière sensibilité des orteils, cela n'est pas rare ni inquiétant. Cette péripétie frustrante et vexante, aujourd'hui acceptée, m'a fait reconsidérer la suite puisqu'on ne peut pas négocier avec avec la météo.

enfin, tu as pris acte de l'impossibilité de marcher dans les m^mes conditions et tu t'es "incliné" face à la nature;

Par trois fois tu as fait preuve d'humilité et d'humanité à l'égard de toi-même.

Bravo.

L.

Dernière modification par laxmimittal (11-01-2024 02:30:46)


La touche Majuscule de mon ordinateur fonctionne mal.

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#78 17-01-2024 21:32:05

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Merci beaucoup à vous pour vos retours positifs, ça me fait très plaisir de savoir que des gens suivent ce récit avec intérêt !

Quelques réponses aux quelques questions :

Baloofix a écrit :

Une petite question: pour cette traversée des Balkans, qui a connu des conflits, pas de risque de mines ? Des zones sont clairement contre-indiquées ?

Il reste des mines en Bosnie-Herzégovine, également dans les montagnes de part et d'autres des frontières avec la Croatie la Serbie où j'ai vu des panneaux. Effectivement des panneaux indiquent les zones concernées. Il m'est arrivé de faire du hors-piste de façon non-volontaire et d'y penser... mais je n'avais pas vu de panneaux auparavant. J'aurais aimé avoir une carte précise avec les zones concernées mais je n'ai pas trouvé (pas beaucoup cherché non-plus). Évidemment lorsque c'est indiqué, il faut rester sur la piste. Il reste aujourd'hui 175 000 mines sur 2% du territoire. Je ne retrouve plus une infographie où j'avais vu qu'à présent il y a environ 5 accidents pas an, alors que ces mines ont fait plusieurs milliers de morts dans les années qui ont suivi la fin de la guerre. J'en ai parlé avec un responsable du déminage bosnien qui pense que sans aide extérieure, les zones restantes ne seront jamais déminées, ça coûte trop cher...

Voilà ce qu'on peut lire sur le site français des conseils aux voyageurs :

La guerre a laissé plusieurs milliers de mines antipersonnel dans le sol de Bosnie-Herzégovine. L’objectif des autorités est de terminer le déminage du pays en 2025. La plupart des zones à risque sont clairement indiquées par des panneaux mais il peut arriver que les intempéries provoquent des glissements de terrain qui déplacent les mines et les panneaux de signalement.

De manière générale, les voyageurs sont donc invités à ne pas quitter les routes goudronnées ou les chemins régulièrement fréquentés, en évitant soigneusement les abords des fleuves.

La plus grande prudence est à observer lors des déplacements en dehors des villes, notamment le long des anciennes lignes de front.

Si le risque représenté par les mines est réel, il ne doit pas être exagéré. Les accidents sont désormais rares, et sont en général la conséquence du non-respect des précautions de sécurité.

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Bref, aujourd'hui ce n'est pas un grand risque.


ASM a écrit :

Je vois que tu as des chaussures Mid. Avais tu des guêtres pour 'un peu' éviter que la neige ne rentre à l'intérieur ?

Non je n'en ai pas. C'est vrai que ça pourrait être bien, maintenant je compte sur le fait que les raquettes évitent ce problème, mais ta question me fait songer que j'aurais pu me faire envoyer ma paire de guêtres UL avec...

ASM a écrit :

Je ne suis pas médecin mais je m'interroge. Après avoir eu aussi froid (limite engelure-gelure), tes pieds ne seront-ils pas plus sensibles au froid maintenant

Je n'ai pas l'impression.

steves a écrit :

pour les pieds peut-etre pourrais-tu ajouter des chaussettes neoprene, c'est assez efficace pour garder la chaleur...

Merci pour l'info je savais pas. J'ai dorénavant une paire en laine pour ajouter par-dessus si besoin. Et j'ai troqué mes chaussures pour le modèle équivalent avec de la moumoute à l'intérieur.

laximimitall a écrit :

trois fois tu as fait preuve d'humilité et d'humanité à l'égard de toi-même

Merci beaucoup à toi pour ton retour détaillé, ça résonne en moi.

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#79 17-01-2024 22:15:58

gilles516
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bonne marche Samuel .    pouce

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#80 18-01-2024 08:02:56

sjeanmarc
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

*Samuel a écrit :

#697045J'aurais aimé avoir une carte précise avec les zones concernées mais je n'ai pas trouvé (pas beaucoup cherché non-plus).

Si tu reviens à pied d'Istanbul..., il y a une carte des mines en Croatie.
Pour la Bosnie-Herzégovine, le site bhmac.org fournit l'information (pas accessible ce matin).

Dernière modification par sjeanmarc (18-01-2024 08:06:14)

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#81 18-01-2024 13:18:38

Road Tripeur
Plus MUL que babouche
Inscription : 04-07-2014

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

L'année dernière j'ai utilisé cette application pour les mines en Bosnie, initiative locale, fonctionne hors ligne.
R.T.


"Le tourisme c'est envoyer des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux."
L.F.C.

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#82 19-01-2024 12:03:53

Rodo le Preux
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Inscription : 19-01-2023

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

super récit !
j'ai retenu :

on ne peut pas négocier avec avec la météo.

Ca parait bête, mais tellement important.
(surtout venant de ta part, avec toute l'expérience acquise en traversant l'Europe à pied...)

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#83 22-01-2024 20:28:44

*Samuel
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Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Merci pour les ressources sur les mines, je ne connaissais pas.

Pour le moment je pense à revenir à pieds et en voilier si possible, en marchant un peu un Turquie avant de bifurquer à l'ouest. sjeanmarc je te demanderai peut-être des infos sur la Turquie.  wink

Une question pour ceux ou celles qui sauraient : savez-vous si l'on trouve facilement des cartouches de gaz à vis en Bulgarie ?

Rodo le Preux a écrit :

super récit !
j'ai retenu :

on ne peut pas négocier avec avec la météo.

Ca parait bête, mais tellement important.
(surtout venant de ta part, avec toute l'expérience acquise en traversant l'Europe à pied...)

J'ai l'impression qu'en voyageant ainsi, moi et d'autres formulons des évidences comme celles-ci, qui peuvent tomber sous le sens mais aussi prendre toute le profondeur dans l'expérience, le vécu, et alors j'espère s'ancrer plus en moi.

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#84 22-01-2024 20:54:34

sjeanmarc
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

*Samuel a écrit :

#697339
Une question pour ceux ou celles qui sauraient : savez-vous si l'on trouve facilement des cartouches de gaz à vis en Bulgarie ?

Tu as des magasins Decathlon dans plusieurs villes : cartouches de gaz à vis .
Sinon, je pense que dans les magasins de sport, tu en trouveras. Les Bulgares aiment randonner dans leurs belles montagnes.

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#85 22-01-2024 20:57:43

sjeanmarc
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

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#86 22-01-2024 21:10:09

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

sjeanmarc a écrit :

Magasins Decathlon en Bulgarie

Yes merci. Je pensais justement en dehors des decathlons.  smile


Edit : j'avais pas vu ton message d'avant. Merci pour l'info !

Dernière modification par *Samuel (23-01-2024 08:51:27)

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#87 23-01-2024 21:05:10

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Sarajevo

02/12/2023 > 16/12/2023

La première différence marquante en entrant en Bosnie, à la fois en parcourant la carte et en marchant dans le pays, est la présence de nombreuses mosquées, jusque dans les petits hammeaux qui ont généralement leur petite mosquée repérable de loin par leur minaret. Un peu à l'image de l'ex-Yougoslavie, la population de Bosnie-Herzégovine est composée de trois peuples principaux : les bosniaques musulmans, les serbes orthodoxes, et les croates catholiques, qui représentent respectivement 53%, 31% et 15% de la population. Toutes et tous sont appelé•es bosnien•nes et parlent la même langue. Aujourd'hui, environ la moitié de la population de 3,8 millions de personnes vivent et travaillent à l'étranger. Le pays est constitué deux régions géographiques aux frontières floues : l'Herzégovine dans la pointe sud du pays, et la Bosnie. Surtout, le pays se compose de trois entités administratives : la fédération de Bosnie-Herzégovine peuplée majoritairement de bosniaques (73%) et de croates (22%), la Republika Srpska - ou République serbe de Bosnie  - peuplée majoritairement de serbes (82%), et le petit district de Brčko. Trois présidents représentatifs des trois peuples sont élus simultanément et occupent une présidence tournante pendant 4 ans. Cela explique en partie, d'après ce qu'on m'a dit et ce que j'ai lu, de paire avec la corruption et le nationalisme, la lente avancée politique du pays.

Ces frontières actuelles et ce système de gouvernance ont été établis par les accords de Dayton en 1995, qui ont marqué la fin de la guerre de Bosnie-Herzégovine, suite à levée de l'embargo des États-Unis sur la vente d'armes en Yougoslavie qui a permis aux forces croates et bosniaques de s'allier et de repousser les forces serbes, puis à l'intervention de l'OTAN qui a bombardé les positions serbes. Le président serbe de Yougoslavie Milošević - principal leader politique à l'origine des guerres de Yougoslavie - et le président croate Tuđman avaient auparavant passé un accord pour se partager la Bosnie-Herzégovine suite à la déclaration d'indépendance de celle-ci. Ces guerres opérées par purifications ethniques au nom de nationalismes exacerbés ont conduit en quelques années à plusieurs centaines de milliers de morts, dont la moitié de civils, et plusieurs millions de déplacés. Les accords de Dayton ont figé les frontières et la guerre a modifié les répartitions ethniques par rapport à la période avant-guerre. La plupart des villes sont majoritairement peuplées par un des trois peuples principaux, quelques-unes n'ont pas de majorité. En fédération de Bosnie-Herzégovine, presque toutes ont en tout cas au moins une mosquée, une église orthodoxe et une église catholique. On peut ainsi parfois entendre simultanément l'appel à la prière des mosquées et les cloches des églises résonner ensemble.

La cohabitation de ces trois peuples et religions apporte un regard sain et intelligent sur ce qu'est réellement la laïcité, loin de ce qui est agité en France de façon aussi stupide que raciste. Cela me fait du bien, me rend à la fois enthousiaste et optimiste pour le pays, mais également l'inverse lorsque j'entends les discours haineux et nationalistes sortir de la bouche de gens de mon âge, qui n'étaient pas nés ou alors bébé lors de la guerre, mais visiblement biberonés à la haine et à la vengeance par leurs aïeux qui ont fait ou subi la guerre. D'autres se fichent et méprisent tout ça, ne voient aucune raison de se détester, et ne souhaitent réellement que la paix. Je crois que ces deux réalités existent. Malheureusement, comme ailleurs et de façon croissante en Europe, bien qu'à l'origine des guerres récentes, cette merde de nationalisme a le vent en poupe et trouve sans relâche de nouvelles figures pour s'incarner, se propager et s'enraciner, aidée par les chaînes de télé proches du pouvoir ou directement possédées par celui-ci. Au cours de mon passage en fédération de Bosnie-Herzégovine, en Republika Srpska, puis en Serbie, j'entendrai de tout : des discours nationalistes de tout bord, faisant référence à une histoire allègrement revisionniste pour présenter son peuple comme pur et innocent, victime et prêt à reprendre les armes, des gens qui ont fait la guerre, des gens qui ont perdu leurs proches et leurs connaissances, des intégristes conservateurs, des éclairés qui méprisent la haine et veulent la paix, des gens qui soutiennent les nationalistes au pouvoir sans cesse à l'écran sur la télé allumée toute la journée, mais qui n'en sont pas moins très gentils et accueillants, etc. À part quelques nationalistes virulents, même si le sujet de la guerre récente est souvent évoqué, il n'en demeure heureusement pas central dans les échanges et dans la vie en général. Ma vision du pays, de la région, de l'Histoire et de la situation actuelle, ne sont que des impressions qui viennent de mes rencontres en chemin, de mes écoutes et lectures, et de ma sensibilité propre. Malgré ce que j'écris, je ne saurais dresser un tableau précis de ce mélange dans lequel je marche. Je ne souhaite évidemment que la paix entre ces peuples et ces pays, en repensant aujourd'hui, dans un autre contexte, à cette phrase que j'ai entendue dans un discours de Christiane Taubira sur la loi qui porte son nom : "Il n’est pas non plus un acte d’accusation, parce que la culpabilité n’est pas héréditaire et parce que nos intentions ne sont pas de revanche."

En arrivant à Sarajevo, je traverse la ville dans sa longueur d'est en ouest, jusqu'à arriver au petit centre-ville historique. La ville fût assiégée et bombardée de 1992 à 1995, et a donc du être reconstruite, et garde encore largement les traces de la guerre. Plus l'on s'éloigne du centre-ville, plus les impacts de balles et d'obus sur les facades d'immeubles sont encore présents. Le centre-ville est le symbole de l'Histoire de la ville et du pays qui a successivement appartenu à l'empire automman, à l'empire austro-hongrois puis à la Yougoslavie, avant de devenir indépendant. Des bâtiments de toutes ces époques cohabitent, ainsi que des mosquées, des églises catholiques et orthodoxes, et des synagogues.

Je reste deux semaines à Sarajevo, le temps d'attendre mon colis venant de France avec mon matériel hivernal. C'est mon plus long arrêt depuis mon départ il y a dix mois. Cela ne me dérange pas, je prends le temps de me reposer, de visiter la ville et d'y avoir mes habitudes. Comme je pouvais m'y attendre, je me sens en décalage avec les autres locataires de l'auberge de jeunesse où je loge. Je suis dans la communauté internationale de jeunes voyageurs et voyageuses venant de pays riches, comme moi, qui pour beaucoup "font les balkans", parcourent le monde d'avions en avions, d'auberges de jeunesse en auberges de jeunesse, de centres-villes en centres-villes. Ce qui me frappe, c'est l'entre-soi que je ressens, la volonté d'aller dans le monde entier comme dans une partie de Risk, et l'affirmation d'avoir découvert un pays, d'avoir vu ce qu'il y avait à voir, fait ce qu'il y avait à faire, et donc de pouvoir dire de grandes généralités à propos de la Bosnie et des bosnien•nes. On s'échange même des conseils sur les pays et leurs capitales, comme s'il s'agissait de biens de consommations qu'il n'y a qu'une manière de consommer. Pourtant, à mes yeux, et ça m'a frappé en arrivant progressivement ici, je considère que le centre-ville de Sarajevo n'est pas représentatif de Sarajevo, et que Sarajevo n'est pas représentatif de la Bosnie-Herzégovine. En restant  quelques jours dans l'auberge de jeunesse et en sortant au bar le soir entre jeunes internationaux, je trouve ça surprenant et même dérangeant d'entendre des phrases du type "La Bosnie c'est comme ci" ou "Les bosniens sont comme ça".
En traçant une simple ligne sur la carte avec mes pieds, avec les détails que j'ai vus, avec les quelques villages, campagnes et montagnes que j'ai traversés, les quelques personnes que j'ai rencontrées, les quelques lectures sur Wikipedia ou 'Le courrier des Balkans', les quelques podcasts, les quelques semaines seulement dans  ce pays, je me sens subitement bien plus sachant sur la Bosnie-Herzégovine que mes colocataires, ce qui est n'est pas agréable d'ailleurs. Mais surtout, je me sens infiniment ignorant du pays et de ses habitants. Certes je peux parler ou écrire beaucoup sur cette marche, mais en aucun cas je ne peux prétendre avoir une connaissance juste et exhaustive d'un des pays que j'ai traversés. Je n'en ai qu'une vague impression, un simple ressenti, d'après mes choix d'itinéraires, le hasard des rencontres, ma subjectivité. En y ayant vécu, grandi, étudié, déménagé, travaillé, etc. pendant trente ans, je ne pense pas être à même de dresser un tableau juste de la France et de ses habitants. Alors en marchant un mois sur une simple ligne continue de façon solitaire, infiniment moins. En visitant brièvement le centre-ville de 
Sarajevo, et peut-être en prenant un bus pour aller une journée à Mostar, encore moins.

Malgré mon regard critique que je tente de diriger autant que possible vers ce que je viens de décrire et non vers les personnes qui recèlent forcément de richesses qu'il serait dommage de ne pas accoster, je parviens à mener ma vie d'un côté, et à rencontrer des personnes sympathiques à l'auberge. J'y rencontre notamment quelques cyclo-voyageurs avec lesquels nous nous rejoignons forcément dans nos démarches, et des francophones français ou canadiens. Après dix mois de voyage la plupart du temps solitaire, à parler au mieux en anglais, sinon en langue des signes et avec google translate, j'apprécie grandement de pouvoir discuter en français sans effort. Par ailleurs, j'ai la chance de recevoir une belle surprise : mon ami Mathieu qui rentre en France depuis la Géorgie en train/bus/stop me passe un coup de fil express : "T'es à Sarajevo ? Super, je suis à Athènes, je suis là dans trois jours !". Voilà qui fait très plaisir ! Nous passons trois journées ensemble à la croisée de nos chemins respectifs, et à son départ je reçois mon colis qui marque mon nouveau départ à moi aussi.

En parallèle lors de ce séjour à Sarajevo, j'ai un gros coup de déprime, un contre-coup soudain de ces dix mois de solitude. J'en ai assez, je n'en veux pas davantage, la solitude me pèse dorénavant, je crois atteindre mes limites, être avec des proches me manque, je ne vois pas ce que continuer m'apporterait. Mais tout cela est si soudain, alors que je me sentais si bien dans ma marche il n'y a pas si longtemps lorsque j'entrais en Bosnie, rentrant un peu plus profondément dans ce voyage, là je ressens douloureusement l'inverse. Je considère même la possibilité d'arrêter là. Perdu, je ne sais pas bien si continuer est de la persévérance ou de l'entêtement. Comme arrêter maintenant serait tout de même très soudain et que la phrase "il n'y a rien à perdre" reste vraie, je décide de continuer et de voir comment ça se passe. Je dessine la suite de mon itinéraire la veille de repartir, et sur un coup de tête, je décide de couper par la Serbie pour aller ensuite en Bulgarie. Mon idée initiale était de passer par le Monténégro, l'Albanie et la Macédoine, des pays montagneux qui m'attirent beaucoup. Je repars, et alors que je viens de recevoir mes raquettes, que je voyais mes passages précédents dans les montagnes enneigées comme un apéritif de la suite, je m'apprête à traverser un pays par la campagne, renonçant à ces autres montagnes, et à un pays où j'avais particulièrement à cœur d'aller : l'Albanie. Ce choix me questionne donc dans les premiers jours, mais c'est décidé, ça change de mes habitudes et réflexes, me sort d'une certaine zone de confort pour m'exposer à d'autres expériences et apprentissages qui font sens. Et puis après la Serbie, j'ai une carotte rassurante et motivante : le balkan central, une longue chaîne de montage en Bulgarie qui m'attire depuis longtemps aussi.

Avec un peu de recul, je crois que cet épisode m'a permis de me débarrasser d'un certain nombre d'attentes et d'exigences, et donc de repartir un peu plus lourd dans mon sac-à-dos, mais un peu plus léger dans ma tête.

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Plus l'on s'éloigne du centre-ville, plus les bâtiments gardent les marques du siège de la ville.

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L'ancienne piste de bobsleigh, lorsque Sarajevo accueillait les jeux olympiques d'hiver en 1984.

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Hors ligne

#88 05-02-2024 11:55:46

*Samuel
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Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bosnie-Herzégovine et Serbie : Sarajevo > Užice (Republika Srpska, monts Tara)

17/12/2023 > 25/12/2023
210 km ; D+ 5,7 km ; D- 5,9 km

Après deux semaines à Sarajevo, je reprends la marche en hiver, direction la Serbie. Après un arrêt si long, c'est un nouveau départ, un nouveau saut dans l'inconnu, avec le vertige lors des premiers pas d'imaginer que je m'élance à nouveau pour des milliers de kilomètres. Je ressentirai quelques courbatures les premiers jours, cela ne m'était pas arrivé depuis mon départ depuis le sud de l'Espagne. En quittant le centre-ville de Sarajevo, je traverse un simple quartier résidentiel et la ville s'arrête nette, laissant la place aux montagnes, à la campagne, aux hammeaux. Je marche le long d'une ancienne voie ferrée dans une vallée étroite au dessus de la Miljacka, la rivière qui traverse Sarajevo. Après seulement trois kilomètres, je m'arrête dans une cabane de chasseurs où ces derniers m'invitent tout aussi gaiement que naturellement à m'asseoir à leur table, discuter et goûter toutes sortes de viandes et de rakijas. C'est une de mes dernières rencontres avec des bosniaques, je passe le même jour de la fédération de Bosnie-Herzégovine à la Republika Srpska, majoritairement peuplée de serbes. Les cathédrales orthodoxes remplacent alors les mosquées qui se font plus rares. Une vague de froid s'installe, qui laisse toutefois le soleil offrir son rayonnement pendant les quelques heures quotidiennes où il se déplace au-dessus de la cime des montagnes, faisant fondre la glace qui recouvre les arbres nus en pluie froide. Il fait moins 10°C la nuit. Le jour, l'activité physique de la marche et cette même chaleur téléportée du soleil à ma peau me font marcher avec plaisir et sans contraintes malgré la température négative. Parfois, je passe soudainement à l'ombre et dans la brume cachée du soleil, où je dois instantanément me couvrir, où la visibilité est faible et l'atmosphère silencieuse et glaciale, où le verglas ne fond jamais mais au contraire s'épaissit au cours de l'hiver, ce qui me vaudra quelques gamelles.

En décidant de me diriger vers la Serbie que je traverserai aussi principalement par les campagnes, je choisis d'aller plus au contact et à la rencontre des gens, ce qui d'une manière est plus compliqué et incertain que de marcher et bivouaquer seul en montagne. Cela demande un effort différent, me sort d'une certaine zone de confort et m'expose à une autre dimension de la marche que je souhaite explorer, vivre, tester. Durant les quelques jours que je passe en Republika Srpska jusqu'à la frontière serbe, hasard ou pas, je ne sais pas, je ne parle à presque personne. La froideur humaine que je ressens au contact des personnes croisées s'allie à la froideur hivernale. On ne répond souvent pas à mes "Dober dan", on me regarde passer d'un air que je perçois aussi surpris que méfiant, la tête pivotant lentement, le regard inquisiteur. On m'ignore parfois, et aussi, encore, on me demande si je suis un migrant. Ma réponse négative permet alors à mon interlocuteur de repartir rassuré. Une fois, deux fois, et même plus, ne sont pas coutumes. Je ne souhaite pas encore une fois dresser des généralités, surtout négatives, à partir d'une expérience aussi courte que personnelle. J'espère que le mois de marche qui débute, jusqu'à rejoindre les montagnes bulgares, offrira plus d'interactions humaines.

Cinq jours après être parti de Sarajevo, j'arrive sur les bords de la Drina, un des principaux fleuves de Bosnie-Herzégovine, qui marque une partie de la frontière avec la Serbie. Ici, le fleuve d'un bleu à la fois sombre et turquoise, creuse des gorges vertigineuses entre des flancs rocheux. Depuis les hauteurs des gorges, je découvre ce fleuve que j'attendais, et descends au village de Međeđa posé sur la berge. Comme un bosniaque me l'avait suggéré lorsque j'étais à Konjic, me soufflant l'idée pour la suite de ma marche, je me présente et demande si je peux dormir dans la mosquée du village. L'imam accepte naturellement, avec la spontanéité et l'évidence de rendre service, surtout lorsque cela ne coûte rien, mais nécessite j'imagine juste un minimum d'empathie et de confiance. Je passe une bonne soirée et une bonne nuit dans cette mosquée, lieu de vie chaleureux et accueillant. L'appel à la prière matinal enregistré et programmé me sort du lit plus efficacement que le réveil de mon téléphone. Ce jour-là, je marche vers la ville de Višegrad. J'avais l'idée de tracer mon itinéraire en passant par cette ville, ce qui a été rendu possible en décidant de continuer ma route par la Serbie. Cette envie me vient de la lecture du livre "Le pont sur la Drina" d'Ivo Andrić, qui se passe à Višegrad. Le livre raconte l'histoire de la ville et plus vastement de cette région d'Europe depuis le début de l'occupation ottomane jusqu'au déclenchement de la première guerre mondiale, à travers la construction et la vie du pont majestueux qui traverse la Drina. Depuis Međeđa, je remonte sur les hauteurs des gorges pour éviter de marcher sur la grande route qui longe le fleuve, et plonge à nouveau dans Višegrad, me rapprochant du fameux pont sorti d'entre les nuages. C'est remarquable, le pont correspond tout à fait à l'image que j'avais projetée à la lecture du livre. Un pont long et large, composé de grandes et belles arches, avec de petits rebords en pierre et sa place centrale, la kapia, où l'on peut s'asseoir et où - cela semble moins le cas aujourd'hui - a lieu l'essentiel de la vie sociale.

En repartant de Višegrad, je marche mon dernier jour en Bosnie-Herzégovine et me dirige vers la frontière serbe. Ayant un tampon d'entrée en Bosnie-Herzégovine sur mon passeport, je me dois de quitter le pays par un poste-frontière officiel. Il n'y a alors qu'une possibilité pour me rendre à la frontière depuis Višegrad : marcher 22 kilomètres sur un important axe routier. En réalité, je pense à une deuxième option : marcher sur la voie ferrée qui suit la même route, de l'autre côté de la rivière Rzav qui a elle aussi creusé des gorges et une vallée étroite en cette région montagneuse. Ce chemin de fer dans la montagne a été construit entre 1903 et 1906 sous l'empire austro-hongrois à un prix exorbitant. La ligne emprunte de nombreux ponts et tunnels. Côté serbe, elle forme même un grand huit dans les montagnes pour pouvoir gagner progressivement en altitude. C'est sur cette ligne qu'a été tourné le film "La vie est un miracle" d'Emir Kusturica. La ligne n'est aujourd'hui plus utilisée mais a été partiellement restaurée pour un usage touristique. En hiver, elle n'est pas en service, je peux marcher dessus et me laisser guider par son tracé jusqu'à à la frontière serbe, entre ponts et tunnels dans ce canyon. Arrivé au poste-frontière, je fais patiemment la queue pour présenter mon passeport, à pieds au milieu de la file de camion, avançant comme eux par à-coups de quelques mètres. La scène est caucasse. Une centaine de mètres après la frontière, je suis exempté de payer la "taxe verte" de mon véhicule. Me voilà en Serbie. Après un mois et demi en Bosnie-Herzégovine avec mes arrêts à Konjic et Sarajevo, je me suis habitué au pays. Il en est ainsi terminé des cafés bosniens quotidiens, servis dans leur service en cuivre et accompagnés d'un loukoum, des bureks et autres tartes servies à tous les coins de rue, des minarets qui dépassent de chaque petit hammeau et sonnent l'appel à la prière cinq fois par jour, ainsi que de tous ces détails qui façonnent le quotidien et qui m'étaient devenus familiers, comme s'ils étaient aussi éternels que le cycle du soleil et de la lune, et ne pouvaient pas s'éteindre avec le passage d'une frontière pour appartenir à une page du voyage. Une fois de plus, de multiples éléments changent, ou restent identiques, comme la langue commune dont je peux approfondir l'apprentissage de rudiments.

Je m'apprête à traverser la Serbie dans sa partie sud qui comporte peu de montagnes. Ainsi soit-il, ma marche sera moins technique, plus rapide et régulière, plus au contact d'une campagne agricole et de ses habitants. Toutefois, lorsque cela est possible, j'ai naturellement dessiné mon itinéraire prévisionnel pour qu'il emprunte quelques massifs. C'est le cas dès mon entrée en Serbie où je monte dans les monts Tara qui forment une partie de la frontière avec la Bosnie-Herzégovine. Même modeste par sa superficie, cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas retrouvé dans un environnement beau et sauvage comme celui-ci, confortable et stimulé dans ma solitude, ma marche, et là où je suis. Je traverse des forêt et des prairies qui se succèdent, où des piles de foin témoignent d'une activité agricole toujours existante, mais où de nombreux bâtiments et granges abandonnés témoignent également d'un abandon progressif, comme on me le confirmera. Lorsque je marche sur la route, je croise de grandes stations touristiques modernes visiblement réservées à une classe aisée minoritaire. Une fois de plus, j'ai la sensation de traverser des réalités mitoyennes dans l'espace, mais si éloignées voire ignorées ou inconnues dans les faits. Une fois de plus, le tourisme est plus rentable que l'agriculture et la remplace froidement, pour apprécier une nature délaissée et à peine regardée à travers les vitres des SUV et des hôtels qui l'un comme l'autre, rivalisent de grandeur et de confort, de mégalomanie. Une fois de plus, je ne peux m'empêcher de penser que c'est une mauvais pari sur l'avenir.

En quittant les monts Tara, je marche vers la ville d'Užice au cours d'une longue et épuisante journée de marche. J'y arrive de nuit en descendant dans les gorges de la Đetinja. Au cours de la descente en forêt, j'entends puis rencontre une chouette effraie que je suis et observe avec fascination dans sa chasse nocturne, jusqu'à ce qu'elle s'envole trop loin pour que je puisse continuer. Arrivé au fond de ce sillon, je marche en longeant la rivière, la lune éclairant mes pas et les parois rocheuses de part et d'autre. Après trois journées conséquentes dont cette dernière de 37km, j'arrive éreinté, mes muscles ayant besoin de récupérer. D'une journée prévue, je reste deux jours me reposer à Užice. Cette ville, aujourd'hui centre économique de l'ouest de la Serbie, a une histoire récente particulière. En 1941, les partisans communistes de Tito ont repoussé les forces nazies qui occupaient le pays et ont proclamé la République d'Užice, du nom de sa capitale, qui englobait l'ouest du pays. Cet État exista 67 jours avant d'être repris par les forces nazies. Après la fin de la seconde guerre mondiale, la ville fût même renommé "Titovo Užice" (l'Užice de Tito) jusqu'à la chute du régime communiste en 1992.

Comme je le disais, l'entrée en Serbie marque la fin du chapitre bosnien où j'ai marché 420km sur 15km de dénivelé. Mon itinéraire est consultable et téléchargeable ici : https://link.locusmap.app/t/3nng6i

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Une vague de froid s'installe, et la température qui descend jusqu'à -10°C la nuit reste négative le jour. Le soleil fait fondre la neige en pluie sous les arbres, l'ombre cristallise le sol et la végétation.

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Sur la ligne de chemin de fer Višegrad - Mocra Gora

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Premières vues au-dessus de la Drina.

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Višegrad...

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...et son pont de l'époque ottomane.

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En voilà un qui n'hiberne pas encore.

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#89 05-02-2024 12:35:27

tacheton
Membre
Inscription : 05-09-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

superbe comme toujours, et tu as fais remonter "un pont sur la drina" dans ma looooongue liste de livre en retard à lire.
Eviter la montagne pour l'hiver n'est pas idiot au regard de ta précédente expérience, et adapter ses plans, s'est s'assurer d'avancer.
vite la suite on veut la campagne serbe !

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#90 06-02-2024 09:16:34

brons07
Membre
Inscription : 27-06-2015

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bonjour,
toujours très intéressant. Merci.
"un pont sur la Drina" est effectivement un grand livre...écrit par un prix nobel quand même.
Après sa lecture j'étais allé voir le pont...sur internet, il correspond tout à fait à l'image que je m'en faisais à la lecture.

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#91 06-02-2024 12:07:30

Bilbox
Membre
Inscription : 17-04-2013

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Merci pour cette partie yougoslave peu commune. Placer une citation de Chritiane Taubira dans un retour de rando n'est pas non plus donné à tout le monde, que ta "bravitude" soit saluée ici.

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#92 06-02-2024 12:46:48

Baloofix
Membre
Lieu : Grenoble
Inscription : 03-12-2017

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Djelem djelem
Admiratif. C'est beau. Simplement


Je préfère le vin d'ici à l'eau de là.
Il n’est de merveille sans rareté, il n’est de rareté sans quête.
"Les esprits valent ce qu'ils exigent, je vaux ce que je veux" Paul Valéry
Edit sans précisions = corrections orthographiques

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#93 06-02-2024 20:23:05

bruno7864
partir, partir et découvrir
Lieu : toujours dans la Lune
Inscription : 11-10-2012

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

*Samuel a écrit :

#697474 La plupart des villes sont majoritairement peuplées par un des trois peuples principaux, quelques-unes n'ont pas de majorité. En fédération de Bosnie-Herzégovine, presque toutes ont en tout cas au moins une mosquée, une église orthodoxe et une église catholique. On peut ainsi parfois entendre simultanément l'appel à la prière des mosquées et les cloches des églises résonner ensemble.
La cohabitation de ces trois peuples et religions apporte un regard sain et intelligent sur ce qu'est réellement la laïcité,

c'est toute la richesse de l'Europe, dans sa complexité et ses différences: vivre ensemble. Rien n'est plus fort pour aider à la compréhension de tout cela que le dénuement et le rythme du marcheur. J'aimerai tant que l'un de nous arrive à fédérer autour d'un chemin, un espèce de fil d'Arianne culturel entre les nations d'un bout à l'autre de l'Europe que beaucoup de partout voudront venir pratiquer, pour découvrir et comprendre. Il existe déjà des chemins européens mais souvent uniquement sur le papier, et surtout peu ou pas assez pratiqués dans leur intégralité car cela relève encore de l'exploit pour le faire. Je reste persuadé que l'on y arrivera avec le temps, et comme les petits ruisseaux forment les grandes rivières, j'ai rangé mes rêves de bout du monde, pour continuer inlassablement à vouloir marcher à travers l'Europe, avec jusqu'au dernier pas ce rêve en tête.

*Samuel a écrit :

#697474j'ai une carotte rassurante et motivante : le balkan central, une longue chaîne de montage en Bulgarie qui m'attire depuis longtemps aussi.

n'y passe pas trop tôt, il y a de la neige tardive, quoi que tu sembles si résiliant aujourd'hui. Je souffre pour toi à lire tes mésaventures dans le froid.
a ce propos as tu essayé les chaussettes étanches?

*Samuel a écrit :

#697474Avec un peu de recul, je crois que cet épisode m'a permis de me débarrasser d'un certain nombre d'attentes et d'exigences, et donc de repartir un peu plus lourd dans mon sac-à-dos, mais un peu plus léger dans ma tête.

Lorsque l'on marche l'un ne va pas sans l'autre. La liste la plus légère n'a aucun sens si elle est à la moindre occasion source de stress. Nos choix d'itinéraire ont aussi toute leur importance pour y parvenir.

Dernière modification par bruno7864 (06-02-2024 20:58:50)

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#94 25-02-2024 00:10:49

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Merci pour tes retours Bruno. Je vois que nous vivons certainement des choses en commum, avec chacun nos particularités, nos regards, qu'on peut essayer d'exprimer avec des mots. Les jambes elles, marchent, et la trace se dessine sur la carte.

J'ai une paire de chaussettes étanches, que j'ai fini par décider d'utiliser uniquement le soir. La raison : avec une neige ou une pluie constante, elles finissent mouillées de toute façon, et le soir je ne peux pas avoir les pieds au sec (des chaussettes sèches dans des chaussures trempées, ça tient deux secondes). Alors si je dois marcher les pieds mouillés, je le fais, et le soir je peux avoir les pieds secs dans des chaussures mouillées grâce aux chaussettes imperméables (l'eau ne passe pas le temps d'une soirée). Bon ça n'évite pas les mésaventures... mais le problème était ailleurs.

Je redescends juste du balkan central (le récit a beaucoup de retard), je l'ai traversé sur la crête en février avec raquettes et crampons, c'était parfois rude, parfois grandiose, souvent les deux, ça l'a fait avec un enneigement et une météo plus clémentes que d'habitude. Il faisait quand même globalement entre -10 et 0°C dans les hauteurs, avec du vent jusqu'à 100km/h. Les refuges et les cabanes ont aidé. Le recit viendra.  smile

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#95 25-02-2024 00:16:36

*Samuel
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Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Serbie : Užice > Aleksinac

28/12/2023 > 08/01/2024
243 km ; D+ 5,5 km ; D- 5,7 km

Je suis en Serbie depuis quelques jours, et repars d'Užice où je me suis reposé et un peu plus acclimaté au pays. Je longe des axes routiers et ferroviaires, traverse quelques villes, et monte dans des collines agricoles et forestières où il m'est plus agréable de marcher. Je traverse des étendues de forêts aux arbres nus qui offrent par moments une percée sur le paysage, marchant sur des pistes où vu la rareté des tracteurs et 4X4 rencontrés, je me sens plus proche des arbres, des oiseaux et de moi-même, que des autres humains que je ne vois pas. En alternance avec ces forêts, je marche dans des campagnes actives et habitées, composées de hammeaux qui atteignent rarement la taille d'un village, nombreux et dispersés entre les prairies et les vergers de pruniers et de framboisiers. Le secteur agricole emploie 16% de la population active, par une agriculture généralement de taille familiale. La Serbie est le premier producteur européen de prunes et se framboises ; ayant marché quelques centaines de kilomètres dans le sud du pays, je ne suis pas surpris.

Après une forte vague de froid, c'est une étonnante vague de chaud qui s'installe. Les températures prennent subitement une dizaine de degrés, le soleil propage toujours son rayonnement chaud pendant la journée sans être filtré par les nuages, les conditions sont réunies pour pouvoir marcher sans subir la température, tout en étant autorisé à prendre des pauses dignes de ce nom sans me refroidir et repartir les mains gelées. Les nuits entre 0 et 5°C permettent quant à elles de passer des bivouacs confortables également sans subir le froid. Bien que les conditions météo soient clémentes, lorsque le coucher de soleil approche en fin d'après-midi et que je suis dans une zone habitée, je cherche de préférence un abri quelconque pour passer la nuit, généralement en demandant conseil ou l'autorisation aux personnes que je croise. Dans la pratique, soit on me refuse l'accès à un abri de fortune même abandonné, soit on m'invite en m'offrant le gîte et le couvert, avec un accueil royal. Tous les scenari sont possibles à l'approche de la soirée, avec souvent des rebondissements et des surprises. Un soir par exemple, je ne trouve pas d'endroit où bivouaquer ni de source d'eau, et ne croise personne. Dans un hammeau, je rencontre enfin quelqu'un, le directeur de l'école qui sort de celle-ci. Il remplit mes bouteilles, nous discutons un peu, il est sympathique et enthousiaste, je suis optimiste pour la suite de la soirée. Je lui demande finalement si je peux dormir dans un vieux bâtiment abandonné à côté de l'école, par politesse et pour signaler que je cherche un endroit où dormir, car je ne vois pas comment il pourrait refuser, et espère au fond qu'il me propose de dormir dans l'école par exemple. Il refuse naturellement avec sa même sympathie apparente et s'en va après une fausse tape amicale dans le dos. Me voilà froissé et déçu, me disant que la courte conversation était en réalité à sens unique. Je repars avec la nuit qui s'épaissit, et - ce n'est pas à mon habitude - toque à la porte d'une maison pour demander si je peux dormir dans la grange. Quand je vois le regard de la personne qui m'ouvre, que j'interprète comme méfiant-méprisant, je pense immédiatement que c'est perdu d'avance et que je peux tracer ma route. En fait, le couple m'accueille sans réfléchir et avec plaisir, et m'offrent le gîte et le couvert en étant aux petits soins. Encore une illustration qui m'apprend à ne pas me fier à mes intuitions surtout en ce qui concerne les rapports humains, mais de plutôt adopter autant que possible un regard vierge en dépit des apparences. Nous discutons longuement et lentement avec le mari à l'aide de nos traducteurs sur nos téléphones, avant de jouer une partie d'échec, un langage international, tout en écoutant les analyses géopolitiques pro-russe et anti-OTAN diffusées en continu par la première chaîne de télévision serbe. Une fois de plus, au-delà du service rendu et de l'hospitalité, ça me fait chaud au cœur de sentir que même à travers des échanges simples, la rencontre imprévue fait simplement et sincèrement plaisir à tout le monde, offrant la satisfaction d'offrir et de recevoir, d'apercevoir la réalité d'autres vies le temps d'une soirée, de mettre du relief dans un quotidien.

Je ne vais pas raconter chacune de ces rencontres et de ces invitations, elles ont été nombreuses en Serbie. En journée il est fréquent aussi qu'on m'invite pour le café ou la rakija, souvent les deux. J'aime marcher dans les lieux habités où habituellement aucun•e inconnu•e ne traverse l'endroit simplement pour le plaisir, encore moins à pieds, rendre visite si l'occasion se présente en allant boire un café, et parfois en recevant une invitation.

Le 31 décembre, je passe un court et intense moment d'enthousiasme et de convivialité à la terrasse d'un petit bar-épicerie où, voyant les gens me suivre du regard à mon passage, je ne pouvais pas tracer mon chemin sans m'arrêter. Au prochain hameau quelques kilomètres plus loin, les gens ont été prévenus et j'ai le droit à un "C'est toi le gars qui va à Istanbul ?" à mon arrivée. Hop, me revoilà attablé à boire des coups avec mes nouveaux copains du jour. Je demande si je peux dormir dans la chapelle du hameau que j'ai repérée à mon arrivée, on me répond positivement tout en téléphonant au prêtre pour lui demander l'autorisation. À l'arrivée de celui-ci, la soirée de fin d'année prend un autre tournant. Comme tous mes interlocuteurs mais de manière encore plus affirmée, il me déconseille catégoriquement pour ma sécurité d'aller en Albanie, "ce sont des sauvages". Il cherche avec agacement une solution plus confortable pour me loger, bien que je répète que la chapelle me convienne parfaitement. Avec quelques-uns, nous allons manger chez lui où sa femme a préparé à manger. Là la discussion commence à s'envenimer. Il me fustige du regard avec autant de mépris que de pitié en apprenant que je suis athé. Puis, petit à petit, j'ai le droit à tout : "L'islam est dangereux", "Le catholicisme est une catastrophe", "Les chinois n'ont pas d'âme", etc. Le plus marquant à mes yeux au cours de cette soirée n'est pas tant le type de discours auquel je suis malheureusement habitué, mais le fait qu'il émane d'un homme qui de tout son être incarne le savoir, la sagesse et l'autorité, et est écouté et respecté pour ça. Lorsque que la soirée se poursuit au bar à trois avec lui et un de ses disciples de mon âge, ils me parlent de haut avec beaucoup de condescendance, n'hésitant pas à dire que je ne connais pas mon histoire, qu'en tant qu'athé je suis perdu et simplement intéressé par les bassesses matérielles de ce monde, en témoigne cette marche d'ailleurs. Eux, élevés spirituellement, peuvent asseoir leurs propos haineux et ont des aspirations plus spirituelles, en témoigne d'ailleurs leur discussion sur leur business de Noël et leurs SUV. Clairement, je suis allé trop loin dans une discussion de sourds. Je suis parti lorsqu'ils sont allés vers des propos violents anti-LGBT, c'était trop pour moi. En y repensant, c'est comme si l'unique mission sur terre de ce prêtre orthodoxe qui sait tout sur tout était de prêcher la haine et la peur. N'ayant pas trouvé mieux, il m'a ouvert une réserve où je dors entre des sacs de farine. C'est ironique, car j'aurais évidemment préféré la chapelle, mais le luxe d'être abrité du vent et de l'humidité sans monter le tarp est là. Le lendemain matin, la tension est toujours perceptible. Il me regarde ranger mes affaires en me disant sans gêne qu'il attend que je parte pour partir, car je pourrais agresser sa femme. Puis en partant, il me dit "Et dis du bien des serbes !". Non que j'ai l'intention de faire l'inverse, je trouve ça aussi consternant que drôle.

Le Noël orthodoxe se fête le 7 janvier, ainsi que les deux jours qui suivent. Avec une population à 90% orthodoxe, l'événement rythme le pays tout entier qui est à l'arrêt pendant trois jours, durant lesquels on se retrouve en famille. En marchant à travers la campagne, le 5 janvier je vois à de nombreuses reprises des cochons fraîchement abattus et prêts à être découpés. Le 6, je les vois rôtir à la broche et l'odeur de cochon grillé envahit toute la campagne. Et le 7, après un jeûne de six semaines sans viande, c'est le festin. Le 6 au soir, en m'arrêtant dans un petit bar-épicerie, on m'invite à passer le réveillon de Noël en famille. C'est une chance et un honneur, et de plus un des fils parle parfaitement anglais. J'assiste aux nombreux rituels orthodoxes, de l'église bondée jusqu'à l'intimité du réveillon en famille. La soirée se poursuit avec quelques verres de vin et de rakija, jusqu'à cette scène où les deux fils, dont l'un vient de faire un service militaire volontaire, me montrent fièrement leur armes, faisant une démonstration à blanc en déclamant cette phrase qui me reste en mémoire : "C'est comme ça qu'on défend sa famille et sa nation !". D'après lui, la Serbie doit se préparer à une guerre avec l'Albanie. J'ai surtout l'impression que plutôt que de devoir se défendre contre un enemi inexistant, il aurait envie de la faire, la guerre, fièrement et virilement, dans les pas de son père.

Le lendemain je reste un peu puis repars, marchant sur des routes goudronnées et rectilignes, sans beaucoup de trafic en ce jour de Noël. Le soir je trouve un préau juxtaposé à une église pour passer la soirée et la nuit. La nuit tombée, un prêtre vient chercher l'argent des bougies en libre-vente et est surpris de me trouver là. M'entendre dire "Si si je vous assure tout va bien, je n'ai besoin de rien, je traverse l'Europe à pieds et j'ai l'habitude de dormir par 0°C" ne semble pas rassurer son souhait de m'aider. Il m'ouvre alors une salle où je peux dormir et m'allume un poêle, actionne le chauffe-eau, me donne de la rakija, puis revient plus tard fermer la salle de bain, en en profitant pour m'apporter à manger et m'inviter à venir prendre le petit déjeuner chez lui le lendemain. À une heure où je ne pensais plus voir personne pour aujourd'hui, je n'aurais pas pu rêver mieux. Après une bonne soirée où le luxe et la générosité se sont invitées, je vais alors passer la matinée avec sa famille à deux kilomètres d'ici. C'est une vraie bulle de bienveillance, de paix, d'accueil et de joie de se rencontrer. Après de nombreuses rencontres à double face, ça me fait un bien fou. Je discute longuement avec le fils qui se charge aussi de faire la traduction avec les autres, je repousse mon départ et reprends la route avec joie et un pincement au cœur de déjà m'en aller. C'est parfois fou comme une connexion peut être forte et rapide. J'ai déjà un hébergement pour le soir-même à Aleksinac : un autre prêtre m'ouvrira une salle où je pourrai rester deux nuits pour prendre un jour de pause.

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Je traverse de nombreux vergers de framboisiers, la Serbie est le premier producteur européen. Dommage que ce ne soit pas la saison.

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Lorsqu'il s'agit de trouver un endroit pour dormir, je n'hésite pas à voir les choses en grand.

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Depuis la forteresse de Maglić, je marche, je marche quelque jours en zone montagneuse jusqu'à Aleksandrovac.

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Hors ligne

#96 25-02-2024 09:46:29

Bilbox
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Intéressant. Tu tombes sur des gens francs aux idées abruptes et revenchardes, façonnées par une histoire douloureuse au moins depuis l'empire ottoman. Les paysages ont l'air aussi austères. Au final sans quitter l'Europe tu te confrontes plus à l'altérité que si tu allais en trek organisé en Indonésie avec des "rencontres" avec des locaux. Bonne continuation

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#97 25-02-2024 11:00:34

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Tout à fait. Ça fait partie de ce que je crois et souhaite montrer par mon expérience, alors ravi de te l'entendre dire.  smile

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#98 26-02-2024 21:21:31

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Serbie : Aleksinac > Belogradchik

10/01/2024 > 14/01/2024
102 km ; D+ 2,4 km ; D- 2,1 km

Après une vague de froid et une vague de chaud, voilà à nouveau une vague de froid. Même si dormir dehors était possible, j'ai toujours trouvé un endroit où passer la nuit à l'intérieur, souvent par surprise et au dernier moment. Le soleil lui, généreux, persiste en journée. Depuis Aleksinac, je traverse en une journée un petit massif jusqu'à Sokobanja. Je marche toute la journée seul dans la neige. Les arbres sont auréolés d'un blanc étincelant. L'épaisse couche de neige glacée qui les recouvre jusqu'aux plus petites ramifications semble amplifier la lumière du soleil. Chaque arbre est une œuvre. Il n'y aucune trace de pas ou de roues dans la neige, aujourd'hui je suis peut-être le seul à pouvoir les contempler. Évoluer dans une telle forêt est féerique, je me sens une fois de plus privilégié, même si ce lieu situé entre deux villes est simple d'accès. Depuis un sommet dégagé, je vois au loin la grande et vertigineuse forteresse montagneuse qui marque la frontière avec la Bulgarie, c'est ma direction. Il s'agit de l'extrémité est du grand balkan, une importante chaîne de montagnes qui poursuit son chemin jusqu'à la mer noire en Bulgarie. Je prevois de franchir la frontière à un col de faible altitude, puis de marcher une centaine de kilomètres dans le sillon d'une vallée avant de grimper dans le cœur du massif.

Quelques kilomètres après Sokobanja, je repère une grotte sur ma carte qui semble entourée d'infrastructures touristiques, j'espère pouvoir y trouver un abri. À mon arrivée au coucher du soleil, je découvre un lieu aménagé où tout est fermé en hiver. La grotte elle en revanche, aux entrées multiples et qui semblent faites pour des géants, est ouverte. Avec excitation, je pars alors à sa découverte avec ma lampe frontale, explorant toutes les galeries jusqu'à leurs extrémités. La grotte est immense et regorge de galeries. Dans une de celles-ci où je dois me courber pour avancer, j'observe avec fascination des chauves-souris suspendues au plafond par leur minuscules pattes. Un grand tunnel ouvert de part et d'autre accueille le lit d'un ruisseau gelé à l'extérieur, mais ici accessible sous une couche de glace, j'ai donc de l'eau sans avoir à faire fondre de la neige. Malgré ces ouvertures qui rendent à pripri impossible toute isolation, la différence de température avec l'extérieur est stupéfiante : -12°C dehors, +3°C dedans. J'imagine que la stagnation de l'air sous des mètres de roche rend la température stable. Je n'hésite alors pas à dormir à l'intérieur, et cherche avec exigence le meilleur endroit pour passer la soirée et dormir. Voilà un beau bivouac insolite !

Après une grasse matinée dans ma grotte, je repars sur les chemins enneigés, et après une petite journée de marche, au coucher du soleil et alors que je songeais de plus en plus à là où j'allais dormir, je tombe nez à nez avec une vieille cabane en parpaings à moitié abandonnée, avec à l'intérieur un poêle, un lit et une table. Ça ne se refuse pas. Pendant les derniers instants de lumière et malgré l'absence de scie, je parviens avec un peu d'effort et d'astuce à me constituer un stock de bois pour la soirée. Le bonheur : le poêle ne fume pas et fonctionnelle très bien malgré son âge certain et des trous ici et là. Je parviens à chauffer la cabane jusqu'à 5°C pendant qu'il fait -10°C dehors. Bien sûr, sans isolation et avec des ouvertures de partout, la température s'équilibre rapidement avec l'extérieur dès que le feu s'éteint. Mais être abrité du vent et de l'humidité constitue une différence énorme. Le poêle me permet aussi de faire fondre de la neige et de cuisiner. Je trouve un reste de rakija qui doit attendre là depuis des années. Tout est réuni pour passer une bonne soirée. Je sors de temps à temps regarder les étoiles dans le ciel dégagé, avec la satisfaction de pouvoir rentrer me réchauffer auprès du poêle. Je m'amuse à considérer l'improbabilité que quelqu'un traversant l'Europe à pieds s'offre une belle soirée en ce lieu autrement anonyme et invisible. J'aime ce genre de pensées.

Le jour d'après, c'est une longue étape de marche méditative qui se présente à moi, sur une route sans traffic dans des collines enneigées. Ne trouvant pas d'endroit pour m'abriter au coucher du soleil, je décide de ne pas planter le tarp et de continuer de nuit jusqu'au village de Minićevo. Plutôt optimiste, j'espère qu'il s'y passera quelque chose. Malheureusement l'unique bar-restaurant est fermé et les rues sont vides. J'erre un moment et repars rapidement par -5°C, pour quitter le village en direction de la frontière bulgare à 20km d'ici. La chance, aléatoire, ne sourit pas tous les soirs. Je prends alors de l'avance sur ma journée de demain, jusqu'à trouver de nouveau un endroit pour planter mon tarp. Je m'arrête tout de même demander aux quelques personnes que je croise s'ils connaissent un simple endroit où je pourrais m'abriter, ce n'est pas ce qui manque en général. C'est alors qu'une interaction étrange a lieu avec trois personnes, qui cherchent à m'aider mais s'énervent aussi, cherchant catégoriquement à me convaincre de pas franchir la frontière au col visé. Sans que je comprenne très bien, tout est évoqué : la police va m'arrêter et me mettre en prison, je vais me faire manger par des ours, et même... je vais me faire enlever par des talibans ! Celle-là on me l'avait encore jamais faite. C'est bien connu que ce sont les talibans fuient l'Afghanistan. Tout cela est incohérent. Puisqu'ils n'ont aucun abri à m'indiquer, je souhaite simplement mettre fin à la conversation et repartir sur cette route dont l'unique direction est la frontière, mais je les sens déterminés à m'en en empêcher par tous les moyens, pour ma sécurité et même ma survie. Sympathiques, agacés et inquiets - drôle de mélange -, sans que je comprenne le pourquoi du comment, ils m'emmènent chez un couple de retraités qui m'accueillent naturellement pour la soirée et la nuit, comme s'ils m'attendaient. Je me laisse porté par cette vague de changement de soirée qui me dépasse, et me voilà ici au chaud à recevoir un accueil aussi simple que royal. J'apprécie la chaleur du poêle comme cela m'est rarement arrivé. Il en est de même pour une pizza fraîchement sortie du four et un verre de vin. Mes sens sont aiguisés et je savoure pleinement la chaleur, un repas, une douche et un lit, dans ce qu'ils ont de si bons. Nous passons la soirée à parler à l'aide de nos traducteurs, et c'est émus que nous nous quittons le lendemain matin, évidemment après un généreux petit-déjeuner serbe et en emportant un pique-nique dans mon sac-à-dos. Je suis content d'avoir été invité une dernière fois chez des gens avant de passer en Bulgarie.

Mes hôtes m'ont formellement déconseillé - je peux même dire interdit - de passer la frontière au-dessus de Minićevo, si bien que pour pouvoir parler d'autre chose, j'ai du mentir en affirmant que j'irai au poste-frontière officiel qui impliquerait un détour de deux jours de marche sur du goudron. C'est tout de même curieux, je ne trouve aucune information sur internet et j'ai même la trace GPS d'un couple de français qui était aussi passé par là lors d'une traversée d'Europe. Le matin, je me dirige donc à nouveau vers cette fameuse route qui monte au col, en évitant soigneusement de repasser devant la maison des gens rencontrés la veille. Avec un petit suspens de voir ce qu'il y aura à cette frontière, j'y arrive et ne croise absolument personne. À côté d'un vieux bâtiment abandonné de l'époque communiste, un drapeau bulgare flotte dans un col très étendu qui forme une large vallée soufflée par le vent. Ce vaste paysage me surprend et constraste soudainement avec les lentes montées et descentes de part et d'autre. Je me sens comme dans une steppe à l'horizon lointain. Après avoir traversé un mystérieux village quasi-abadonné, je vais à la ville de Belogradchik où sont sont la forteresse et les pierres du même nom.

Me voilà en Bulgarie, avec la petite part d'intimidation et d'étonnement que procure, même à pieds, le passage soudain d'une frontière. L'alphabet cyrillique est presque le même qu'en Serbie et est désormais exclusif, et la langue possède de nombreuses similarités. Je ne repars donc pas totalement de zéro et me rend vite compte d'à quel point mes modestes rudiments de serbo-croate m'étaient utiles et me manquent à présent. Je suis content de ce passage en Serbie, pendant lequel les rencontres ont occupé une place bien plus importante, ce qui manquait d'une certaine manière à ma marche. Avoir traversé la Serbie me permet aussi d'être à présent à Belogradchik, un lieu que j'avais dans mon radar pour ses formations rocheuses, et bientôt dans le balkan central, cette longue chaîne de montage rectiligne qui coupe la Bulgarie en deux et m'attire depuis longtemps.

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Au loin, le grand balkan, les montagnes qui marquent la frontière avec la Bulgarie, le prochain pays sur ma route.

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Avec une nouvelle vague de froid, je marche ces jours-ci sur la neige et dans de belles forêts enneigées aux arbres glacés.

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À côté des églises orthodoxes en cette période de Noël, des bougies sont en libre-vente pour être allumées parfois par centaines, accompagnées d'une prière.

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Je ne me lasse pas de ces arbres d'un blanc étincelant.

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Super bivouac dans la grotte de Sesalačka. -12°C à l'extérieur, +3°C à l'intérieur.

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Sur la frontière entre la Serbie et la Bulgarie.

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Mon itinéraire marché en Serbie est consultable et téléchargeable ici : https://link.locusmap.app/t/i1bkp8

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#99 27-02-2024 01:04:29

Baloofix
Membre
Lieu : Grenoble
Inscription : 03-12-2017

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Un plaisir de te suivre.
Tu as du déjà bien avancé depuis ton post.
Ta démarche me fait penser, sur le moment, à une chanson de Dominique A: le courage des oiseaux.
https://www.google.com/url?sa=t&source= … g8H9RcvlXU
Bonne route
Tschuss

Dernière modification par Baloofix (27-02-2024 01:19:18)


Je préfère le vin d'ici à l'eau de là.
Il n’est de merveille sans rareté, il n’est de rareté sans quête.
"Les esprits valent ce qu'ils exigent, je vaux ce que je veux" Paul Valéry
Edit sans précisions = corrections orthographiques

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#100 27-02-2024 12:35:05

lenainrouge
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 20-07-2020

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Superbe. Les paysages d'arbres gelés au soleil sont si beaux. De si plaisantes anecdotes à propos d'un col, d'une frontière qu'il ne faudrait pas passer, de si belles rencontres. Merci de nous les partager.
3C° avec un Cumulus X-Lite 200 (si je vois bien), tu n'as pas du avoir bien chaud avec ce sac en hiver.
J'ai vu que tu es de Strasbourg, envoies-moi un message si un jour tu t'ennuies.

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