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#101 27-02-2024 12:40:46

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

lenainrouge a écrit :

3C° avec un Cumulus X-Lite 200 (si je vois bien), tu n'as pas du avoir bien chaud avec ce sac en hiver.
J'ai vu que tu es de Strasbourg, envoies-moi un message si un jour tu t'ennuies.

C'est un X-Lite 300 custom chargé à 390g de duvet, complémenté avec un SOL Escape Lite Bivy et des habits chauds, je suis frileux. Après plus de 300 nuits et un hiver, mon sac de couchage est fatigué toutefois.

Je t'avais acheté une popote une fois sur Strasbourg, je te ferai signe à l'occasion.  wink

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#102 27-02-2024 12:41:29

tolliv
Sérénitude
Lieu : Toulouse
Inscription : 06-09-2016
Site Web

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

lenainrouge a écrit :

#6993373C° avec un Cumulus X-Lite 200 (si je vois bien), tu n'as pas du avoir bien chaud avec ce sac en hiver.

Sur sa liste, il a indiqué XLite 300 custom.
Le XLite 200 est un +4°C/0°C. Donc bien habillé, ça passe.
Toi, tu aurais eu froid à +3°C ?

Dernière modification par tolliv (27-02-2024 12:41:50)


"La vie est trop courte pour être petite"

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#103 27-02-2024 12:51:06

brons07
Membre
Inscription : 27-06-2015

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bonjour,
toujours très agréable de te suivre.
merci

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#104 27-02-2024 13:01:26

Rodo le Preux
Membre
Inscription : 19-01-2023

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Hello,
quelle belle aventure ! Un vrai plaisir de lire tes pérégrinations dans cette partie de l'Europe qui m'est inconnue...

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#105 27-02-2024 16:17:56

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bulgarie : Belogradchik > Lakatnik

16/01/2024 > 22/01/2024
139 km ; D+ 2,4 km ; D- 2,5 km

Belogradchik est un lieu unique qui abrite une forteresse et des pierres du même nom. Construite sous l'empire romain, la forteresse tire avantage des formations rocheuses pour sa protection. Ces colonnes de grès aux tailles et formes variées parsèment et structurent un paysage étonnant que je prends le temps de découvrir. Chaque nouvelle vue est une surprise, et progresser librement à pieds dans cet endroit me procure à la fois une excitation et une sérénité. Ce lieu fabuleux, presque surnaturel, semble avoir été sculpté par une main divine et a naturellement fait l'objet de croyances. Sans me forcer mais de façon automatique, je vois des visages charismatiques et amusants dans presque chacune de ces pierres. Je marche lentement, m'arrêtant souvent, au rythme tranquille du soleil qui décide du temps que j'ai à ma disposition pour arriver au bivouac avant la nuit. Une nouvelle fois, j'ai repéré une grotte où je compte passer un beau bivouac. C'est chose réussie : je découvre une grotte à deux étages avec une grande ouverture, où je passe la soirée en profitant d'un feu et d'une vue sur les pierres éclairées par la lune. J'entends de nombreuses chauves-souris que je mets du temps à voir. Celles-ci ne se suspendent pas la tête en bas, mais logent serrées les unes contre les autres dans les fentes des parois de la grotte. Elles ont ici un bel abri. Nous passons la soirée ensemble, leurs cris aigus résonant dans la grotte jusqu'au matin.

Après en avoir bien profité, je dois bien me résoudre à quitter Belogradchik et continuer ma route. L'enneigement et la discontinuité des sentiers sur les crêtes ne me permet pas encore de monter sur les hauteurs du grand balkan. Comme je viens juste d'entrer en Bulgarie, ce n'est pas plus mal de marcher d'abord une semaine à travers les campagnes et les villages. Je marche ainsi cinq jours sur des longues routes goudronnées. Mis à part les quelques passages sur des gros axes routiers, c'est plutôt agréable, parfois un peu long. Beaucoup des villages que je traverse sont en grande partie vidés de leurs habitants, et beaucoup de maisons tombent en ruine. Il n'est pas rare que je n'y croise personne. Dans un village où je m'arrête prendre un café, un policier de Frontex vient à ma rencontre, me demande mes papiers, et se permet de me poser d'inlassables questions sur ce que je fais, d'où je viens, où je vais, etc. La courte scène qui suit m'a amusé :
Le flic, d'un ton autoritaire : "Tu viens avec moi au poste, on va vérifier tout ça."
La personne avec qui je discutais : "Attendez, il a commandé une pizza."
Le flic : "Bon d'accord... on attend ta pizza et puis tu viens avec moi."
Il m'emmène donc au poste Frontex, seul bâtiment moderne du village, et j'ai le temps de manger ma pizza dehors en attendant qu'il vérifie mes papiers. Je crains que le fait de ne pas être passé par un poste-frontière officiel m'apporte des ennuis. Non, il revient en me disant que tout est en règle. Bien sûr, j'ai aussi eu le droit au classique "Olala vous aussi en France vous avez de gros problèmes avec les migrants, ils sont dangereux".

Au bout de ces cinq jours de marche, j'arrive sur les hauteurs des falaises de Lakatnik. J'y découvre une vallée étroite qui sillonne entre les montagnes, au fond de laquelle circule un ruisseau et un chemin de fer. Sans regarder la carte, il m'aurait été impossible d'imaginer arriver en haut d'une telle vue où les gorges et les falaises succèdent sans prévenir à une campagne plus commune. J'assiste au coucher du soleil depuis le haut des falaises qui plogent dans le village de Lakatnik. Je descends ensuite à une nouvelle grotte située en plein milieu d'une de ces falaises, pour un nouveau bivouac de luxe. Après les cabanes, je me suis découvert une nouvelle passion : dormir dans des grottes. Elles aussi sont toutes uniques et propices à vivre de belles soirées, riches et inspirantes pour les pensées. Je me fais un petit feu à l'entrée de la grotte, tout en regardant les étoiles, les lumières du village en contrebas, et le train éclairé qui passe à intervalles réguliers. Je me lance ensuite dans une exploration de la grotte tel un spéléologue amateur. Une unique galerie s'enfonce profondément sous terre. Je la suis avec ma lampe frontale allumée au maximum, observant les formes calcaires, cherchant les meilleurs passages, pensant souvent être arrivé au bout avant de voir que la galerie continue encore. Peu avant la fin en cul-de-sac, j'entends puis découvre des centaines de chauves-souris accrochées sur le plafond, très serrées les unes contre les autres, formant une large tâche noire vivante. Certaines s'envolent et reviennent s'accrocher avec leurs consœurs. Voilà qui est captivant et mystérieux. Je suis même un peu intimidé en passant dessous pour poursuivre mon exploration. Après ce long aller-retour, je reviens dans le hall principal de la grotte où je m'installe pour dormir.

Durant cette section, j'ai ainsi dormi deux nuits dans des grottes, une nuit chez des gens qui m'ont invité, et cinq nuits en hôtel. Toutes ces nuits en hôtel étaient loin d'être nécessaires. J'y ai à chaque fois fini car cela était possible et que je n'avais pas trouvé d'autres endroit particulièrement bien. Toutefois, bien que profitant du confort, je crois que j'aurais préféré bivouaquer malgré le froid et une certaine monotonie de la région, car c'est ce que je souhaite vivre. Le bivouac offre toujours une atmosphère propice au sentiment d'aventure et de liberté, à une satisfaction, à une expérience et à des pensées constructives. N'importe quel lieu en apparence peut-être sans intérêt peut être apprivoisé et adopté pour un bivouac, un chez soi où l'on est l'humble locataire le temps d'une soirée, et où l'intérêt et le beau, toujours quelque part, finissent par se révéler. Je me suis retrouvé à chaque fois face au paradoxe de dormir dehors alors qu'il y a toujours un hôtel à quelques kilomètres, ou de payer une nuit d'hôtel alors que je n'en ai pas besoin. De façon récurrente à l'hôtel, et notamment lorsque je n'ai pas besoin d'un check-up corporel et matériel, je sens s'éteindre ma créativité dans mes émotions, mon écriture ou mes pensées, pour m'embourber dans une non-action stérile. Rien de grave. Cela me fait simplement considérer une fois de plus l'idée de volontairement me mettre dans des contextes qui m'obligent à vivre ce qui m'attire, à me confronter à ce que je crois fertile. Choisir de ne plus avoir le choix en faisant le premier pas, puis devoir m'adapter, aller vers les gens, trouver des ressources physiques, mentales ou sociales en moi. Pour plein d'aspects de la vie où notre volonté ne suffit pas en premier lieu, je crois en ce concept de choisir délibérément de se placer dans un contexte, un environnement, qui nous oblige ou nous contraint. Ici par exemple, je préférais ne pas avoir d'autre possibilité que de bivouaquer.

À Lakatnik, j'attends l'arrivée de mon ami William qui vient de France en train et bus, pour marcher ensemble un mois dans le balkan central, cette chaîne de montages qui coupe le pays en deux en allant de la frontière serbe jusqu'à la mer noire. Marcher autant que possible sur la crête de ce massif s'annonce être la partie la plus technique de cette traversée d'Europe, avec certainement des moments mémorables et des paysages grandioses à la clé.

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La forteresse de Belogradchik, qui utilise les formations rocheuses pour sa protection.

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Les pierres de Belogradchik, des formations particulières de grès qui façonnent ce paysage unique.

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Je vois naturellement des visages de toutes les formes dans ces pierres.

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Grotte de luxe : deux étages, un grand hall du bois à proximité, et une vue sur les pierres de Belogradchik. Je passe la soirée et la nuit en compagnie de chauves-souris.

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C'est parti pour 140km sur des routes de campagne.

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Depuis que je suis en régions majoritairement orthodoxes, partout dans les villages, sur les arrêts de bus, les mûrs des bâtiments, les arbres : les avis de décès sont affichés jusqu'à ce que les intempéries les emportent.

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Vue sur Lakatnik depuis le haut de ses falaises.

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Une nouvelle grotte en plein dans les falaises m'offre un autre bivouac de luxe. Toujours un grand hall pour dormir, et cette fois une vue sur le village en contrebas ainsi qu'une logue galerie à explorer à l'intérieur.

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À la fin de la galerie, loin sous la terre, des centaines de chauves-souris sont accrochées les unes contre les autres au plafond de la grotte.

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Toujours Lakatnik...

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...et ses falaises vues d'en bas.

Dernière modification par *Samuel (27-02-2024 16:23:38)

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#106 27-02-2024 18:05:40

tolliv
Sérénitude
Lieu : Toulouse
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Il n'y a pas d'ours dans ces grottes ?


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#107 27-02-2024 21:59:43

foxof
Membre
Lieu : Grenoble
Inscription : 15-05-2022

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Ahhh, la Bulgarie ... J'y ai fais 2 erasmus, il y a maintenant 10 ans de cela, et, on verra selon ton récit, mais je suis convaincu que les paysages vont te plaire. Je me demande si tu vas passer par Melnik, village également très intéressant pour ces formes de rocher originales et magnifiques!

Peut-être aussi vas tu passer par Rila.

Les Bulgares apprécient la randonnée et leurs montagne, tu seras peut-être moins vu comme un "hurluberlu" là bas smile


"Une fois là-haut, il n'y a plus qu'à continuer"

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#108 29-02-2024 11:16:04

Serval
Carpe diem
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bonjour Samuel,

Je suis furieux contre moi-même de n'avoir découvert ton récit que cette nuit. Cela dit, vivent les insomnies, j'ai tout lu d'une traite.

Ton périple et ta résilience sont impressionnants, tu écris bien et tes photos sont belles. Merci.


(Modification non justifiée = orthographe, typo, etc.)

Trombi | Mes "longues promenades" | Lighterpack 2023
« Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans [les voyages] que j'ai faits seul, et à pied. » (J.-J. Rousseau)

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#109 01-03-2024 11:33:09

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

tolliv a écrit :

Il n'y a pas d'ours dans ces grottes ?

Dans des grottes accessibles par les sentiers et fréquentées le reste de l'année, je pense qu'il n'y a aucune chance qu'un ours décide d'y hiberner. Lorsque je vois une petite entrée de cavité perchée quelque part, je me demande si un ours y a élu domicile pour l'hiver... En tout cas ils sont bien plus nombreux dans le nord de la Croatie, là où j'ai eu la chance d'en voir.

Serval a écrit :

Bonjour Samuel,

Je suis furieux contre moi-même de n'avoir découvert ton récit que cette nuit. Cela dit, vivent les insomnies, j'ai tout lu d'une traite.

Ton périple et ta résilience sont impressionnants, tu écris bien et tes photos sont belles. Merci.

Ouahou, tout lu d'une traite, je suis flatté ! Merci à toi et aux autres pour vos retours qui m'encouragent !

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#110 01-03-2024 13:03:07

tacheton
Membre
Inscription : 05-09-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

oui continue, on  ne poste pas forcément mais on lit. Parfois en diagonale (clin d'œil a Serval le diagonaliste de la France) mais on y revient pour reprendre tranquille avec un café après pour déguster à tête reposée.

Dernière modification par tacheton (01-03-2024 13:03:21)

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#111 08-03-2024 10:23:54

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bulgarie : Lakatnik > Sopot (Stara Planina)

25/01/2024 > 07/02/2024
205 km ; D+ 9,4 km ; D- 8,2 km

Lakatnik, point de retrouvailles avec mon ami William et de notre départ pour le balkan central. Ce massif rectiligne, appelé en bulgare "Stara Planina" pour "vieille montagne", traverse la Bulgarie de la frontière serbe jusqu'à la mer noire et coupe le pays en deux. En conséquence, le climat est bien plus froid dans la moitié nord et plus chaud dans la moitié sud du pays. De même, la végétation, l'humidité, et surtout l'enneigement en hiver, sont différents sur les versants nord et sud de la chaîne, et le vent souffle fort ou très fort sur la crête. Depuis que je suis reparti de Sarajevo, c'était mon prochain horizon : remonter dans les montagnes en hiver en Bulgarie. Après quelques sections de quelques jours dans de telles conditions en Bosnie-Herzégovine, je projetais initialement de m'y confronter plus longuement plus au sud des Alpes dinariques, avant que je ne décide de traverser la Serbie vers la Bulgarie. Cette aventure-là peut maintenant se vivre dans la Stara Planina. Déjà lorsque je rêvais de loin en parcourant la carte d'Europe, j'étais attiré par le relief et les sentiers de cette chaîne, qui dessinnent naturellement un itinéraire parcourant la crête. Il s'agit d'ailleurs pour la plus grande portion d'un itinéraire de randonnée balisé : le "Kom Emine", allant du mont Kom prêt de Lakatnik  jusqu'au cap Emine sur la mer noire. Notre itinéraire prévisionnel correspond globalement au même itinéraire, sans point d'arrivée défini. Plus exactement, il s'agit de notre itinéraire prévisionnel idéal, c'est à dire si l'enneigement et les conditions météo le permettent. Nous devrons nous y adapter et nous y plier, c'est à dire attendre ou marcher plus bas si nécessaire. Ces choix se feront au fil des jours et des kilomètres, avec la montagne qui se découvre et la météo qui se précise.

Je vais enfin entraîner mon système de raquettes et crampons ultra-légers que je porte depuis Sarajevo. Nous avons tous les deux le même. Pour 700g environ, nous utilisons une paire de crampons en aluminium seule, ou qui s'associe avec deux pièces de plastique souple pour former des raquettes très légères. Une paire de raquettes et de crampons "classiques" reviendrait à plus de 2kg. Les deux systèmes ont leurs avantages et inconvénients, dont je dresserai le tableau dans ma tête au cours du mois à venir. Pour une longue distance et une longue durée, ce système ultra-léger et sans équivoque le gagnant. Avec peu d'expérience de marche en montagne et pas en hiver, William est téméraire de me rejoindre pour cette partie à priori la plus technique de ma marche à travers l'Europe. Lui et moi avons évidemment des doutes sur la résilience au froid, à la marche, aux conditions en général, tout en relativisant l'enjeu et en nous rappelant que nous nous adapterons aux surprises difficiles s'il y en a, même si cela implique de s'arrêter ou de marcher au pieds du massif. Une chose est sûr : ça vaut le coup !

Les premiers jours sont graduels en termes d'altitude et d'enneigement. Nous marchons principalement en forêt et sur des portions de crête dégagées. Nous apprivoisons progressivement les raquettes puis les crampons. Nous adoptons l'auto-discipline d'enlever et remettre nos crampons et raquettes à chaque fois que cela est nécessaire, même si c'est seulement pour quelques mètres ou que cela est incessant, car sinon nous risquons d'abîmer notre matériel ou de glisser sur un névé glacé. La pratique nous rappelle que décider de s'astreindre à une règle ne signifie pas arriver à la respecter systématiquement, l'auto-discipline est un effort. Les premiers jours, nous avons la chance de voir régulièrement des chamois, biches et cerfs. Ce sera plus rare par la suite. Les traces d'animaux dans la neige, elles, sont omniprésentes et témoignent du monde qui vit ici. La Stara Planina est une montagne aménagée pour la randonnée, avec des balisages, des panneaux, et des refuges gardés qui restent ouverts en hiver. Nous y dormons souvent et sinon trouvons de beaux spots dans des cabanes ou des abris, où faire un feu et passer une bonne soirée.

Après une première semaine de marche, d'acclimatation, de découverte du milieu hivernal et de notre équipement, nous descendons à Zlatitsa pour nous ravitailler et remontons pour une seconde semaine plus engagée. Le brouillard et le vent nous surprennent par leur épaisseur et leur intensité, et ont le pouvoir d'apparaître ou de disparaître sans prévenir. La neige aussi a la faculté de s'épaissir ou de s'amincir, de changer de texture à tout moment. Je découvre le bonheur de marcher en crampons sur la neige gelée, de gambader à grandes enjambées là où sinon je piétinerais à petits pas timides et glissants, de marcher sur les névés raides et glacés sans risque de glisser là où sinon un seul pas ne serait possible sans être emporté dans une glissade dramatique, tout cela grâce à ces petites pointes qui dépassent de me semelles et solidaires de mes chaussures, qui me confèrent instantanément un super-pouvoir. Dans le même genre, il y a aussi le régal des descentes en raquettes en sautillant et en skiant à chaque pas, dévalant du dénivelé négatif à une vitesse inégalable sans neige même dans les meilleures conditions. Et puis il y a les conditions agaçantes et épuisantes, et surtout la panoplie d'autres qui mélangent la difficulté à le plaisir.

Je me souviens particulièrement d'une longue et folle journée de marche qui a été le sommet de notre expédition. Nous partons au lever du soleil en espérant ne pas trop marcher de nuit en fin journée, et arriver 25km plus loin au refuge que nous visons. Sans savoir à quoi nous attendre, nous savons que la journée ne sera pas anodine. Après une première ascension dans la poudreuse, dans un paysage calme et silencieux qui se découvre avec le soleil montant, nous atteignons la crête glacée et venteuse, un espace bien plus agité et hostile, pas moins grandiose, où nous pouvons guerre nous arrêter longtemps dans ce vent glacial. Alors que la vue est toujours dégagée jusqu'à l'horizon de part et d'autre, un brouillard épais s'installe sans prévenir. C'est le white-out : lorsque la neige, la brume et le ciel forment un voile épais et uniforme, où la visibilité est réduite à quelques mètres et les distances s'effacent dans une luminosité pourtant aveuglante. Nous y resterons de force jusqu'au soir, alternant de courtes sections ascendantes ou descendantes, obligés de rester sur la crête avec un vent atteignant parfois 100km/h. Nos tentatives de marcher légèrement en contrebas d'un côté ou de l'autre s'avèrent encore plus pénibles du fait de la raideur de la pente ou de la profondeur de la neige. Une longue journée étrange, avec beaucoup d'effort, de résilience, de concentration, parfois d'inquiétude, des pics de joie, où la succession de moments uniques tend à se mélanger dans les souvenirs, tant la crête, la neige, la glace, le brouillard et le vent dans lesquels nous marchons se ressemblent.

Je me souviens de la sensation de marcher sur le plat étendu verglassé, sans pouvoir voir au-delà de quelques mètres de diamètre autour d'un cercle dont je suis le centre mobile, évoluant dans un univers qui ce jour est uniforme au fil des pas. Alors je marche et je n'ai pas besoin de fermer les yeux pour m'abstraire un moment de la vision de ce qui m'entoure, comme je m'y essaye lorsque je marche sur une longue piste avec des bas-côtés herbeux, mes bâtons m'avertissant lorsque je dévie en heurtant le sol mou. Là je peux m'adonner à cette activité unique qu'est de marcher les yeux ouverts sur une surface à l'horizon un temps infini, aux directions identiques, avec des pas répétitifs comme si j'avançais sur un tapis roulant de glace et de brouillard, le bruit de mes crampons dans le verglas marquant le tempo qui rythme et canalise ma méditation. C'est un répit, un nouveau moment unique suspendu que je saisis comme s'il était éternel, comme si je marchais réellement dans un désert de glace à l'horizon bien trop lointain pour y penser, comme si je marchais vraiment sur un tapis roulant que je pouvais arrêter lorsque je le décide. Ne pas le savoir, quand cela s'arrêtera, et encore moins le décider, voilà certainement la force qui me fait saisir entièrement ce moment comme il se doit, avec la considération et le plaisir que peut éprouver un humain qui est ici à cet instant, là où personne ne l'attend. Car bien que je ne m'en préoccupe pas, je sais qu'une suite supplantera ce moment particulier, une suite à la temporalité et la nature aussi inconnues qu'aléatoires, non maîtrisables. Je m'en laisse donc à ce micro-destin que j'accepterai et épouserai, et savoure ma marche méditative dans le white-out.

Je me souviens du vent, ce vent qu'il est si tentant de personnifier, afin de donner une âme et une intention à ce souffle qui obéit aveuglément et sans dessein aux lois physiques et météorologiques, ce vent qui déplace de telles masses d'air dans le paysage, à une vitesse par moments à la limite de ce qui est humainement supportable, c'est à dire tenable pour continuer de marcher sans perdre toute maîtrise de soi. Ce vent qui semble vouloir nous affronter, nous tester, nous faire plier. Pourtant, tout comme la neige, la glace, le brouillard, la forme des roches et des montagnes, le vent est, tout simplement. Nous tâtons ici la mesure de cette réalité, et visitons le paysage dans son état du jour avec admiration et humilité, avec force et intimidation, avec, à l'image du monde beau et simplement tel qu'il est, un regard aussi neutre qu'émerveillé. Le vent est omniprésent, aussi manifeste et immuable que la neige sur laquelle nous marchons pendant toute cette journée. Son humeur est chageante et surprenante, impossible à anticiper. Nous pensons un peu à la suite, à la prochaine montée, aux prochaines quelques centaines de mètres, guerre plus, avec de très légers sentiments d'optimisme ou d'inquiétude, aussi sceptiques que retenus, car tout est possible.

Je me souviens aussi de la neige, aussi présente sur le sol que la brume dans l'air. Plus exactement, la neige qui est le sol, car la terre en-dessous ne compte pas en cette saison. Seules des roches émergent parfois sur l'arrête pentue, ralentissent notre marche autrement que le dénivelé, le vent ou les pentes gelées, et nous contraignent à prendre garde où poser chaque pas pour ne pas abîmer nos crampons en aluminium. Naïvement, j'ai pu un temps imaginer que la navigation en mer était une activité monotone dans un environnement répétitif sinon unique : l'eau. Des lectures et des témoignages m'affirment le contraire, ce que je souhaite maintenant découvrir par moi-même. Naïvement, on pourrait tout aussi bien imaginer que marcher sur la neige serait également monotone et répétitif. Il en est tout autrement. La neige n'est pas une matière stable et unique, c'est une personne étonnement complexe aux personnalités multiples. Nous tâtons un florilège de textures qui parfois se superposent en couches, et confèrent à la marche des sensations variées. Il est jouissif et amusant de dévaler une pente de poudreuse fraiche, dans laquelle on peut sauter, s'enfoncer, glisser, tomber, se relever et continuer, sans se blesser ni se mouiller les pieds. Il est plaisant de sentir ses crampons briser la fine couche de glace qui fait penser au caramel d'une crème brûlée, et de s'enfoncer légèrement et délicatement dans la neige sous-jacente déjà bien tassée. Il est épuisant pour les cuisses de devoir déplier totalement la jambe pour qu'une fois tout son poids appuyant sur un pieds, cette couche de glace épaisse cède brusquement et je m'enfonce d'un coup sec jusqu'au dessus des genoux, avant de recommencer à chaque pas. Je n'ai pas trouvé d'astuce pour pallier à ces conditions. Il est irritant pour les nerfs lorsque cette couche de glace se brise une fois sur deux, et que je m'enfonce ou pas de façon imprévisible et aléatoire. Il arrive aussi de devoir marcher dans une soupe de neige fondue aux vermicelles de glacons recongelés par le froid de la nuit, ce qui imbibe infaillebement les chaussures d'eau froide. Et parfois, sur le désert de glace, équipés de mes crampons de 350g qui me confèrent un super-pouvoir, je peux gambader sur la neige gelée et glissante comme une gazelle.

Deux jours auparavant, nous avions fait face avec surprise à un vent violent qui accaparait tous nos sens et notre concentration. La résilience comme adaptation soudaine avait alors laissé progressivement la place à la maîtrise et même au confort, c'est à dire à la capacité satisfaisante d'apprécier l'instant, d'admirer l'endroit, et de jouir de ce constat qui fait naitre une belle émotion de force amusante. À ces instants, les limites du possible et surtout de l'appréciable s'en voient repoussées, étendues avec l'expérience. La constance, la force, et la violence des rafales du vent enduré aujourd'hui nous font relativiser l'intensité du vent éprouvé il y a deux jours. Les limites du confort, du possible et du suffisament sûr en sont alors à nouveau repoussées. Cela dit, les limites ont aussi leurs limites. Nous tombons vite d'accord avec le recul pour admettre que cela est largement suffisant, que c'est possible, que nous l'avons fait, et que nous ne souhaitons pas nous exposer à plus. Cette journée nous a offert un lot de fiertés, d'expériences uniques pour chacun de nous et en tant qu'amis, d'émotions floues, fortes et mystérieuses, complexes à cerner et exprimer, peut-être même à ressentir. Cette journée épique, ces sensations et ces émotions uniques me procurent une satisfaction saine, ont tout simplement du sens, je le sais et le sens, et me donnent envie de continuer d'explorer ces formes d'aventures.

En fin d'après-midi, en redescendant un peu en altitude, toujours dans le vent, nous avons la chance qui était devenue inespérée d'assister à une vue un moment dégagée et un magnifique coucher de soleil d'une couleur orange-rose inouïe. Puis la luminosité baisse, nous restons proches, nous allumons nos lampes frontales, nous faisons face encore et encore à des rafales impitoyables, et enfin, toujours plus loin qu'imaginé, nous atteignons le flanc d'une montagne à l'abri du vent dans la forêt. Encore deux kilomètres, nous devons ressortir les raquettes pour traverser cette forêt sur une poudreuse de plus d'un mètre d'épaisseur, cherchant notre chemin entre les arbres avec nos lampes, chantant tout et n'importe quoi, sentant nos jambes qui peinent mais parviennent à nous faire avancer après cette journée déjà conséquente. Arrivés au refuge, nous entrons dans une salle généreusement chauffée tant par le poêle rutilant que par la quarantaine de personnes venues passer leur samedi soir. On nous invite rapidement à nous atabler et rejoindre un groupe qui nous offre nourritures et boissons variées. La marche est finie pour aujourd'hui, mais la journée elle continue, se métamorphose en soirée conviviale. Toute les 5 ou 10 minutes - le temps est distendu -, quelqu'un lève son verre et c'est la salle entière qui trinque en criant "Nazdrave !", personne ne semble s'en lasser. Quelle journée !

Nous allons le lendemain nous reposer deux nuits dans un refuge où nous recevons l'accueil chaleureux de Miroslav. Le jour d'après, nous sommes invités par le gardien d'un refuge abandonné au dessus de Sopot. Nous en profitons pour y laisser nos affaires et faire l'aller-retour en ville 1100m plus bas pour nous ravitailler. La prochaine semaine au cœur des crêtes saillantes de la Stara Planina s'annonce plus technique.

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C'est parti pour quatre semaines de marche dans le balkan central en février !

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Il y a quelqu'un sur cette photo.

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Le couchers de soleil rose-orange sont fabuleux.

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Le balkan central compte de nombreux abris et cabanes, particulièrement appréciables en hiver.

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Encore un magnifique coucher de soleil dans un vent de folie, avant une descente nocturne dans l'épaisse poudreuse des forêts exposées face nord.

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Désert de glace, un air d'Antarctique.

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Autour des 2000m, la crête parfois large, parfois abrupte, est une longue étendue de neige et de glace.

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Dix minutes plus tard, c'est le le white-out. La neige, la brume et le ciel ne forment qu'un. Nous marchons la plupart de la journée avec quelques mètres du visibilité dans cet univers opaque mais éblouissant.

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Facile de connaître la direction du vent.

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Un instant de grâce dans une journée intense. La couleur du coucher de soleil est féerique.

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L'arche de la liberté, un grand monument en béton construit en hommage aux troupes russes et soviétiques dans la guerre avec  l'empire ottoman et la seconde guerre mondiale.

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Les levers de soleil sont aussi de beaux spectacles.

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#112 08-03-2024 10:57:50

gilles516
Membre
Lieu : Toulouse
Inscription : 10-09-2021

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

pouce  pouce  pouce

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#113 08-03-2024 12:37:47

ludof
Membre
Lieu : Lyon
Inscription : 24-08-2021
Site Web

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Merci pour ce récit  pouce

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#114 08-03-2024 18:58:02

Baloofix
Membre
Lieu : Grenoble
Inscription : 03-12-2017

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Ça a l'air magnifique.
Vivifiant mais magnifique.
PS: tu pourrais nous mettre une photo en gros plan de ces bat-raquettes crampons ?


Je préfère le vin d'ici à l'eau de là.
Il n’est de merveille sans rareté, il n’est de rareté sans quête.
"Les esprits valent ce qu'ils exigent, je vaux ce que je veux" Paul Valéry
Edit sans précisions = corrections orthographiques

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#115 08-03-2024 20:47:17

tacheton
Membre
Inscription : 05-09-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Brrr tu fais toujours ça avec ton petit sac de couchage et ton tarp ?? ce sont des conditions polaires là !

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#116 09-03-2024 10:28:48

brons07
Membre
Inscription : 27-06-2015

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bonjour,
ça donne envie de faire de la raquette et de relire Perec (je me souviens..)   pouce

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#117 13-03-2024 10:03:22

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Baloofix a écrit :

PS: tu pourrais nous mettre une photo en gros plan de ces bat-raquettes crampons ?

J'ai oublié de prendre le système en photo pour montrer... Je pense écrire sur le sujet dans le topic "Vos derniers achats MUL". Si tu veux regarder sur le net, il s'agit des raquettes "Trail Alpi" de SnowPlak (petite marque française) avec les crampons "Leopard FL" de Petzl.

tacheton a écrit :

Brrr tu fais toujours ça avec ton petit sac de couchage et ton tarp ?? ce sont des conditions polaires là !

Mon sac de couchage est chargé à 390g de duvet 900CUIN, ce qui est pas mal, et je peux dormir avec deux couches en laine Woolpower + doudoune Cumulus si besoin. Sur 4 semaines, on a principalement dormi en refuges, cabanes et parfois abris modestes, donc de ce côté c'était très confortable. La traversée aurait été autre sans ces hébergements. On a dormi seulement trois fois en tente, avec la spacieuse MSR hubba hubba de mon ami.

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#118 15-03-2024 09:00:35

*Samuel
Membre
Lieu : Strasbourg
Inscription : 03-06-2018

Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bulgarie : Sopot > Sliven (Stara Planina)

08/02/2024 > 20/02/2024
212 km ; D+ 8,1 km ; D- 9,5 km

Nous abordons à présent le cœur du massif du balkan central. Nous traversons la partie la plus haute et la plus technique du massif au cours d'une longue et fatiguante journée, où nous marcherons seulement treize petits kilomètres. Nous avançons sur une crête échancrée qui sépare deux flancs raides et enneigés. La roche est souvent découverte sur l'arrête elle-même, qui est aussi entrecoupée de sections neigeuses et verglassées. Notre progression est alors particulièrement lente et surtout délicate, voire franchement casse-gueule. Ce qui compose parfois de courts passages techniques au cours d'une journée en montagne, qui mobilisent toute notre concentration et notre adresse, est aujourd'hui une inlassable constance. Nous nous méprenons plusieurs fois en nous croyant sortis d'affaire en voyant la suite de l'arrête, avant de se rendre à l'évidence que la difficulté continue encore et encore. Il est troublant de voir la distance parcourue augmenter si lentement lorsque je consulte la carte. Heureusement, il fait globalement beau et les vues de part et d'autre sont belles et dégagées, nous nous sommes coordonnés avec la météo pour cette section. Tous ces passages techniques sont à petites doses agréables et même parfois grisants, mais lorsqu'ils sont continus deviennent usants pour le cerveau, fatigué par la concentration et le stress auquel il est soumis. En d'après-midi lorsque la luminosité diminue, nous avons un nouveau beau coucher de soleil, et heureusement nous pouvons marcher les derniers kilomètres sur un flanc de montagne à la pente très douce, entièrement recouvert de neige verglassée. C'est là-dessus que nous finissons de nuit notre étape du jour, marchant une nouvelle fois sur un désert éphémère de glace, profitant du plaisir contrasté de marcher confortablement avec nos crampons sans s'inquiéter de là où nous posons les pieds, absorbés par l'endroit et l'instant. Nous arrivons à un refuge au pieds du pic Botev où, une fois de plus, nous sommes les seuls locataires avec le gardien qui y vit seul en hiver, en dehors des week-ends où il accueille du monde. Je me découvre épuisé physiquement et mentalement par cette journée, davantage que ce que je pensais. Je ne fais pas long feu et tombe rapidement de sommeil.

Le lendemain nous montons au pic Botev, le plus haut sommet du balkan central à 2376m. Le sommet a été renommé ainsi en 1950 en hommage à Khristo Botev, poète et révolutionnaire né près d'ici, qui a mené des troupes contre l'occupant ottoman au 19ème siècle, et est aujourd'hui un héros national dont le portrait et le nom sont répandus. Alors que la difficulté technique de cette marche sur le grand balkan augmentait progressivement depuis deux semaines, à partir d'ici elle s'affaisse considérablement pour laisser la place à des pistes et des chemins plus ou moins enneigés. Cela nous est étrange de considérer que c'est déjà fini, non pas la marche mais l'aspect expédition, la rencontre avec des conditions un peu extrêmes, les passages délicats, l'utilisation des raquettes et des crampons, le quotidien dans cet environnement. C'était un peu court, bien que notre marche hivernale en montagne continue.

Après une nouvelle semaine de marche, nous descendons nous ravitailler au village de Shipka, autour duquel se situe plusieurs monuments historiques. Au col de Shipka au-dessus, un mémorial a été érigé pour honorer la bataille décisive lors de la guerre russo-turque de 1877-1878, où les insurgés bulgares aidés par les forces de l'empire russe vainquirent l'empire ottoman, ce qui aboutira à l'indépendance de la Bulgarie. Un grand monastère orthodoxe de style russe a également été édifié dans le village de Shipka en mémoire de cette bataille et de cette victoire, qui visiblement résonnent toujours aujourd'hui. À quelques kilomètres du mémorial de Shipka, se dresse l'immense ancien centre des congrès du parti communiste bulgare : le Bouzloudja, du nom du sommet sur lequel le bâtiment a été construit à 1441m d'altitude. Il s'agit une structure en béton colossale en forme de soucoupe volante, juxtaposée à une tour de 70m de hauteur, en haut de laquelle figuraient deux étoiles communistes en verre grandes de 12m. La construction de cet édifice a mobilisé 6000 travailleurs pendant 7 ans, pour être inauguré en 1981, et être abandonné 8 ans plus tard en 1989 à la chute du régime communiste... Le dôme était recouvert de 30 tonnes de cuivre, et l'intérieur décoré par une immense mosaïque à l'effigie de Marx, Engels et Lénine. Le bâtiment se détériore progressivement depuis son abandon. Apparemment des projets de restauration ont du mal à voir le jour faute d'accords politiques. Je rêvais de passer un bivouac insolite dans ce lieu insolite, mais le bâtiment auparavant libre d'accès est maintenant fermé depuis quelques années, avec caméras et un policier d'astreinte. Par ailleurs nous sommes plongés dans un white-out glacial lors de notre passage, qui nous masque le bâtiment et nous empêche de rester sur place dans ces conditions. Tant pis pour le fameux Bouzloudja.

Depuis Shipka nous repartons avec 6 jours de nourriture pour notre quatrième et dernière semaine de marche dans la "Stara Planina". Nous marchons principalement en forêt, sans difficultés, de belles forêts, souvent dans le brouillard, avec la neige qui fond et découvre le sol sur lequel apparaît une végétation qui a été tassée par le poids de cette même neige. Ce n'était pas calculé, notre dernier bivouac ensemble coïncidence avec mon anniversaire : cela fait exactement un an que je suis parti de Tarifa et que je marche à travers l'Europe. Le hasard des symboles a été avec moi sur ce coup-là. Le lendemain nous descendons à la ville de Sliven d'où William repartira en train et bus pour rentrer en France. Après cette dernière semaine de marche où nous avons davantage dormi dehors et où nous nous sommes un peu rationnés sur la fin, nous marquons la fin de notre aventure ensemble dans le confort urbain hotel-bar-restaurant, un vrai régal pour une soirée. En descendant des montagnes, le printemps semblait montrer le bout de son nez par quelques fleurs qui percent la végétation morte fraîchement dénudée de la neige hivernale, ou par quelques bourgeons qui débourrent et montrent leurs premières feuilles tendres. Serait-ce déjà la fin de l'hiver ? Une chose est sûre et troublante, c'est la fin des montagnes bulgares, de cette "Stara Planina" sur laquelle nous avons pris l'habitude de marcher vers l'est, dans la solitude et la relation à deux, dans la grandeur et la paisibilité des montagnes, des forêts, de paysages froids et enneigés. Je voudrais m'accrocher à cet environnement et y marcher avec un horizon encore loin, mais à présent ma route me mène au sud, à travers les plaines vers la frontière turque qui n'est qu'à une centaine de kilomètres.

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La petite et mignonne cabane d'Ambaritsa au sommet du même nom, qui nous protège d'un vent implacable. Nous sortons juste pour admirer la vue.

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À première vue l'arrête a l'air facilement pratiquable, nous pensons atteindre le pic Botev au loin avant la nuit. Nous l'atteindrons le lendemain...

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Nous finissons une journée éprouvante par un généreux coucher de soleil, puis par une marche nocturne sur ce qui semle être un désert de neige et de glace.

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Le pic Botev (2376m), le plus haut sommet du balkan central et le deuxième de la Bulgarie.

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Le monastère orthodoxe de Shipka, construit en mémoire de la bataille du col de Shipka, où les troupes bulgares et russes repoussèrent les forces turcs en 1878, ce qui aboutira à l'indépendance de la Bulgarie qui était sous occupation ottomane.

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Le Bouzloudja, immense bâtiment en béton en forme de soucoupe volante, ancien centre des congrès du parti communiste, construit en haut d'une montagne, inauguré en 1981, et abandonné en 1989 à la chute du régime communiste.

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Le printemps semble arriver.

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#119 15-03-2024 10:09:55

ludof
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Hello

avec le décalage horaire de ton récit, tu dois maintenant être tout près de l'arrivée ...
Bravo pour ce périple, et merci de nous faire voyager par ton récit et tes photos pouce
Ludovic

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#120 18-03-2024 23:09:14

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Bulgarie et Turquie : Sliven > Kırklareli (Thrace)

23/02/2024 > 06/03/2024
210 km ; D+ 1,9 km ; D- 1,6 km

La descente du balkan central s'accompagne de multiples changements drastiques. Je marchais depuis quatre semaines avec mon ami William dans des montagnes enneigées, de grands espaces naturels, en plein hiver, accoutumé à des températures entre -10°C et +5°C. D'un jour à l'autre, sans transition et alors que j'étais tout à mon aise dans ces conditions, je me retrouve seul, en ville, puis à marcher à travers une campagne totalement plate, sèche, occupée exclusivement par des champs de blé et des friches, sans presque un arbre, avec une biodiversité presque éteinte. Une campagne franchement triste, traversée par des axes routiers que mon itinéraire est parfois contraint de longer. Il peut faire jusqu'à 20°C en journée, l'écart de température est digne d'un trajet en avion. Je redécouvre des sensations oubliées en termes de transpiration et de besoin d'hydratation. Je traverse parfois des villages manifestement bien plus pauvres que ceux que j'ai traversés jusqu'à présent, habités par des populations gitanes séparées des autres. Ces villages sans eau courante ni enlèvement des ordures ménagères, où je vois des enfants aller chercher du bois de chauffe dans quelques bosquets alentours, sont pourtant voisins de grandes fermes modernes et mécanisées. La Bulgarie est le pays le plus pauvre de l'union européenne. Comme partout, il y a aussi et surtout de grandes disparités et inégalités au sein du pays, dont la proximité ne cesse de m'interpeller. Me déplaçant exclusivement à pieds, j'ai l'étrange l'impression de visiter des lieux mitoyens, des réalités humaines et géographiques voisines mais cloisonnées et ignorées, méconnues ou simplement inconnues. Cette sensation ne cesse de m'accompagner et de s'accentuer au fil de ma marche. De passage, je ne connais évidemment pas mieux les régions et les pays que je visite que leurs habitants, mais je me rends bien compte que je suis témoin de mondes si différents et pourtant mitoyens. En trois jours à pieds, je passe des montagnes en hiver au centre-ville de Sliven, puis de la ville à cette campagne et ses villages. Trois écosystèmes radicalement différents, dans ce qui s'y trouve et ceux qui y vivent. Pourtant, en discutant avec les gens, je comprends rapidement qu'à part la classe moyenne qui habite en ville, personne ne semble aller dans cette montagne qui dresse un mur dans le paysage. Ici aussi, à moins d'y travailler, la montagne est réservée à celles et ceux qui ont les moyens.

Marcher plusieurs jours et semaines dans cet environnement impacte nécessairement le moral et la motivation, surtout avec des souvenirs alpins encore frais dans ma tête. Cette frustration inutile mise à part, je garde tout de même la motivation puisque cela fait toujours sens et fait partie du jeu, du cadre, de mon envie. En revanche je tombe malade, et j'ai la chance de pouvoir rester trois jours chez Plamena qui m'accueille chez elle à côté de Yambol, où je peux me reposer le temps que la fièvre passe. En repartant, je suis davantage tourné vers la Turquie devant moi que vers la randonnée hivernale un peu courte à mon goût derrière moi.

Sur cette section plate en campagne bulgare, les interactions sont moins nombreuses et chaleureuses qu'elles ne l'étaient entre la frontière serbe et le balkan central. Sympathiques ou antipathiques au premier abord, les personnes avec qui j'interragis pensent d'abord que je suis syrien. Je passe deux derniers bivouacs sur des spots lambda entre les perpétuels champs de blé, en essayant d'être hors de vue depuis les routes. Un matin un employé agricole me réveille, lui aussi pensant que j'étais syrien. Plus j'approche de la frontière, plus les voitures de police sont fréquentes. Elles s'arrêtent systématiquement à mon niveau et à mon étonnement, les policiers me croient toujours sur parole que je suis français sans vérifier mon passeport, et repartent aussitôt. Je marche en alternance sur les pistes agricoles qui peuvent être boueuses, ou au bord de la route où le passage incessant des camions m'empêche d'écouter de la musique ou des émissions pour compenser la monotonie du paysage. Le suspens du passage de frontière approche petit à petit, j'ai de la joie et de l'excitation de bientôt passer au chapitre suivant. De loin et en consultant ma carte, je suis surpris de voir un grand complexe commercial du côté bulgare de la frontière, alors que les bulgares frontaliers vont justement faire leurs courses en Turquie où les prix sont inférieurs. En arrivant je comprends qu'il s'agit d'un complexe de casinos, interdits en Turquie. Je passe la frontière sans encombre, sans fouille ni interrogatoire malgré les trois vérifications de passeport. Ça y est, je suis en Turquie ! Bon, pour le moment au bord de la route avec une file de camions de plusieurs kilomètres. C'est drôle, j'avance plus vite qu'eux. Premières missions accomplies avec succès : achat d'une carte SIM et retrait de livres turques. Je m'offre une nuit dans un hôtel de routiers au bord de l'autoroute juste après la frontière.

Maintenant en Turquie, l'environnement est en soi similaire, c'est à dire plat, formé uniquement de champs de blé et bientôt de maïs pas encore semé, avec le choix pour mon itinéraire entre des pistes agricoles ou des routes goudronnées, chacune ayant ses avantages et inconvénients. Cet environnement physique est certes très similaire aux derniers jours en Bulgarie, mais chaque passage de frontière s'accompagne de changements notables, et ce passage là marque le plus grand changement par rapport aux sept précédents depuis l'Espagne. Je m'accoutume à de nouveaux éléments qui deviennent vite mon quotidien. Je ne peux qu'immédiatement découvrir la place qu'occupe le thé dans la vie quotidienne, et la manière dont il est préparé et consommé. Le moindre petit hammeau possède un café où les hommes se succèdent pour boire du thé. Les derniers mois, on m'a régulièrement offert des verres de rakija, si bien que j'ai du apprendre à refuser pour préserver ma santé. À présent lorsque je m'arrête dans un café, tout le monde tient à m'offrir un verre de thé, et il m'arrive d'enchaîner les doses de caféine, ce qui est assurément moins préoccupant.

Ces cafés et la vie sociale en général, exclusivement réservé aux hommes dans l'espace publique des villages que je traverse, contrastent avec la morosité de cette region céréalière. Au-delà de marcher et d'avancer, l'intérêt de mes journées réside donc principalement dans ces moments et ces rencontres. En fin de journée, je fais en sorte de viser un village où je me rend directement au café. Passé le moment aussi délicat qu'amusant où tout le monde me regarde étonné, là où n'apparaît habituellement pas de nouvelles têtes, l'accueil est vite chaleureux et la discussion s'engage, même sans parler de langue en commun. On me propose alors un endroit pour dormir avec enthousiasme, parfois sans même que j'ai à en formuler la demande. Que ce soit la mosquée, un local, un bâtiment abandonné, il y a toujours un endroit où je peux passer la nuit sans que ça ne coûte rien à personne, et il y a toujours des toilettes publiques à côté de la mosquée qui m'assurent un point d'eau. Ces soirées et ces nuits sont plus chaleureuses et confortables que des bivouacs entre les champs de blé, d'autant plus que même s'il fait dorénavant chaud en journée, il gèle encore parfois la nuit. C'est surtout dans ces moments que je rencontre les gens, découvre, observe, apprend.

Moins réjouissant est l'omniprésence de chiens en liberté, et notamment des kangals, une race de chien de berger originaire de Turquie. Ce sont des chiens très hauts, impressionnants, avec souvent un collier de pics, considérés comme la race de chien la plus puissante, bref des machines de guerre. Ils sont partout, et nombreux. Dès que j'entre ou sors d'un village, que je passe près d'une habitation ou d'une ferme, et même lorsque je ne m'y attends pas, ils sont plusieurs à me sentir et à courir à ma rencontre. Leur attitude est souvent plus que dissuasive, elle est agressive, et je me dépêtre plusieurs fois par jour à traverser des barrages de chiens, les tenant à distance avec mes bâtons. C'est un vrai stress, et j'ai plusieurs fois vraiment eu peur. J'espère arriver à Istanbul sans me faire croquer les mollets, ce n'est pas bien loin. Mais si je continue, il me faudra un spray au poivre. Depuis 6000km à pieds et dans chaque pays traversé, les chiens sont une constance à laquelle je m'habitue peu, qui ne cesse de m'irriter les nerfs. Partout on m'aboie dessus, parfois sans répit pendant des heures. Mis à part quelques frayeurs avec des chiens agressifs en liberté, la quasi-totalité est enfermée ou attachée. À présent ces molosses sont en liberté et sont mon principal ennui, légèrement devant les militaires.

Par des récits d'aventures pédestres en Turquie, j'avais eu échos d'un drôle mélange d'accueil et de nationalisme, que je vis à ma manière à présent. Effectivement en plus d'un accueil répandu, sincère et chaleureux, les premières interactions dans des lieux où aucun étranger ne vient, à pieds, en mars, parce que c'est sur sa route, par envie et curiosité, pour le fun, sont plus souvent méfiantes. Plus que de la méfiance, on n'hésite pas à me demander de m'expliquer, qu'est-ce que je fais là, d'où je viens, et même de montrer mon passeport, ce que je refuse lorsqu'un civil me le demande. Alors soit mon interlocuteur est rassuré - bien que surpris - en apprenant que je suis français, ou bien ne me croit pas et pense que je suis syrien ou afghan. Je suis alors poussé par des forces contraires qui m'incitent à aller à la rencontre des gens, ou alors d'éviter les routes et les villages, tout simplement pour qu'on me fiche la paix. Je ressens particulièrement ce climat tant que je suis proche de la frontière bulgare. Je tente au maximum d'éviter les chiens et les postes militaires qui surveillent la frontière, mais je finis inéluctablement par tomber sur l'un ou l'autre. J'ai l'impression d'être dans un jeux-vidéo où le but est d'avancer le plus possible sans ennui, avec comme informations une carte et des images satellite. Lorsque je marche sur la route, les voitures s'arrêtent souvent à mon niveau, soit pour me proposer de m'emmener, ce qui m'est toujours délicat de refuser, soit pour me demander des comptes. Et à chaque fois je me demande si la personne appelera la police en suivant. Un jour par exemple, un homme a mobylette venant vers moi me contourne et fait demi-tour, puis revient cinq minutes plus tard avec un militaire assis à l'arrière. Game over, là ça peut durer des heures. Après une première vérification de passeport, je le suis jusqu'à une de ces nombreuses tentes couleur kaki, où les militaires prennent mon passeport en photo, me prennent en photo, et ce toutes les dix minutes, fouillent mon sac et passent d'inlassables coups de téléphone. Je ne m'inquiète pas et connais l'issue, il auront la confirmation que je suis bien français et me laisseront repartir, la question est dans combien de temps. Ce qui est cocasse, c'est que les plusieurs fois où j'ai vécu ces scènes qui se ressemblent presque à l'identique, je suis assis à côté du poêle et des mitraillettes, à boire du thé et manger des biscuits, et discuter avec google translate.

Un jour dans une de ces situations, les militaires appelent les gendarmes qui rappliquent et sont encore plus méfiants. Il enquêtent pendant plus de deux heures à mon sujet, avant d'enfin reconnaître agacés mais certains que je suis français avec un passeport valide. Les militaires avec qui je discute pendant ce temps, comme la plupart de ceux que je vois, me semblent avoir à peine 18 ans. Ils ont l'uniforme, le flingue, la reconnaissance et le salaire, et sont missionés de garder la frontière contre les dangereux migrants. Nous sommes à côté du mur de barbelés construit par la Bulgarie sur toute sa frontière avec la Turquie, sans l'accord de l'union européenne. L'union européenne elle, a conclu en 2016 un accord avec le président turc Erdoğan, au régime plus qu'autoritaire et au projet politique nationaliste et religieux, visant à financer la Turquie pour qu'elle empêche les migrants d'entrer en Europe. Depuis, Erdoğan utilise cet accord pour faire pression et menacer l'union européenne. L'année dernière, l'union européenne a conclu un accord similaire avec la Tunisie, et aujourd'hui en mars 2024, elle s'apprête à passer un nouvel accord similaire avec le quasi-dictateur égyptien Al-Sissi. De ce que je vois en Turquie, effectivement il y a les moyens. Les militaires, les gendarmes, les policiers, et malheureusement tous les turcs avec qui le sujet a été évoqué au moment où j'écris cette publication, m'ont affirmé que les migrants sont dangereux, qu'ils agressent les gens, que je dois faire attention, et, c'est d'un désespoir, qu'ils sont des talibans. Ces militaires qui ne semblent pas franchement épris d'une mission et de valeurs qu'ils portent en eux, me disent eux aussi naturellement que ce sont des talibans. En discutant comme le permettent nos applications de traduction, ce qui intéresse ceux qui sont avec moi est de savoir si les françaises sont jolies, et de pouvoir acheter une grosse voiture et une grosse maison. Lorsque je leur demande s'ils arrêtent parfois des gens qui essayent de passer ce mur de barbelés, ils me répondent en rigolant que s'ils en voient ils leur tirent dessus. Voilà une réalité crue. De tous ces mondes mitoyens que je traverse, il y en a que je ne vois pas et que je ne peux pas imaginer : les mondes de ceux et celles qui sont condamné•es à risquer leur vie pour devenir des fugitifs, qui partout sont vu•es comme une menace et un danger au lieu que comme des victimes, qu'il est un devoir humain et légal de secourir et d'aider.

Après leur longue enquête et n'ayant plus de soupçons sur moi, les gendarmes m'obligent à monter avec eux en voiture sans m'en dire plus. Alors qu'ils m'ont cherché des noises pendant des heures, maintenant c'est moi qui les gonfle en leur demandant où est-ce qu'ils m'emmènent, de me laisser ici, ou bien de me ramener à tel endroit. Ils m'emmènent dans un endroit "no problem" qu'ils finissent par me montrer sur la carte, parce que ici "problem". Ils veulent juste avoir la paix et jouer aux jeux-vidéo sur leur téléphone. Je vois alors défiler tout ce que j'avais marché aujourd'hui et nous voilà sur l'autoroute, j'insiste mais rien à faire, puis ils me laissent sur une aire d'autoroute, "bye" et ils vont prendre un café. Ils n'ont même pas voulu faire cinq minutes de détour pour me laisser dans la ville à côté. De la campagne, j'ai été téléporté 30km au sud dans cet station-service qui est elle aussi un autre monde mitoyen où les réalités ne semblent pas se mélanger, puisque les automobilistes sont à vue d'œil d'une classe plus aisée que celle que j'ai côtoyée jusqu'à présent. Je suis énervé et dois vite prendre une décision pour m'adapter. Les gendarmes sirotent leur café, j'appelle l'ambassade de France en Turquie pour leur demander s'ils peuvent faire la traduction et demander aux gendarmes, vue la situation, de me déposer à la ville à 10km d'ici. Ils répondent qu'on les attend pour une autre mission et qu'ils n'ont pas le temps, tout en buvant leur café. Un foutage de gueule et un égocentrisme décomplexé qui me dépassent. Je reprends alors ma route d'ici, la continuité de mon itinéraire qui m'est chère brisée, ce qui n'est absolument pas grave mais a pour conséquence qu'immédiatement, cela n'a plus aucun sens d'être ici et de marcher. Enfin, ça reviendra vite. Je marche au début le long de l'autoroute puis tourne à la première occasion, sur une longue route droite entre deux champs de blé qui se fondent dans l'horizon. Je suis en colère et marche vite d'un pas énervé, tapant avec force mes bâtons sur le macadam comme pour canaliser sans efficacité cette humeur. Franchement ce n'est tellement pas grave, en rien de chez rien comparable à ce que j'ai entendu aujourd'hui.

Je redessine mon itinéraire turc prévisionnel perturbé par cette péripétie, ce qui m'incombe peu puisqu'ici ou ailleurs, les champs de blé sont les mêmes. Deux jours plus tard, j'arrive à Kırklareli, une grande ville qui change de la régularité à laquelle je me suis habitué depuis mon entrée en Turquie. Alors que je m'apprêtais à aller à l'hôtel, je reçois une réponse positive par couchsurfing de Kemal qui accepte de m'héberger. Je vais pouvoir prendre un jour de repos, rencontrer mon hôte et ses amis, avec l'opportunité de parler anglais.

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De Sliven à Kırklareli, 200km principalement à travers les champs de blé.

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Comme dans les déserts d'oliviers en Andalousie, bivouaquer ici ou ailleurs revient un peu au même dans une plaine céréalière. Ça n'empêche pas de passer de bons bivouacs.

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Après une année de marche et 6000km, me voilà en Turquie ! Istanbul n'est qu'à environ 350km...

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#121 19-03-2024 08:56:29

ludof
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Récit toujours aussi passionnant et bien écrit, on s'y croirait.
Un grand merci de nous faire partager tout ça  pouce  pouce

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#122 19-03-2024 12:26:31

tacheton
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

superbe. La trace continue gâchée à quelques jours de la fin par la maréchaussée.. Y'a une bonne anecdote là (qui vaut largement la trace continue elle même).

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#123 19-03-2024 17:42:32

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Merci beaucoup à vous pour vos retours, qui me motivent à continuer de prendre le temps d'écrire ! Voici la suite...

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#124 19-03-2024 18:09:35

*Samuel
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Turquie : Kırklareli > Karaburum (Thrace turque)

09/03/2024 > 17/03/2024
211 km ; D+ 3,4 km ; D- 3,5 km

À Kırklareli j'ai l'occasion de me reposer et de rencontrer mon hôte Kemal et ses amis. C'est la première fois que je peux vraiment échanger en anglais avec des turcs, avoir des discussions fluides, apprendre un tas de choses. Le contraste de la ville avec la campagne où je marchais jusqu'à présent est saisissant. Le niveau de vie y est très supérieur, les gens sont apprêtés dans le centre-ville, il y a des femmes dans les cafés. Le prix du thé est multiplié par six. Une fois de plus j'ai la sensation de deux mondes mitoyens mais bien séparés. Nous sommes en période électorale pour les élections municipales. Partout dans le centre-ville, d'immenses banderoles et drapeaux à l'effigie des candidats sont accrochés. Des fourgons de chaque parti défilent avec des haut-parleurs pour distribuer des tracs.

Je repars en direction de la mer noire. La plaine céréalière laisse la place à des terres plus pauvres avec un peu de relief où paissent quelques brebis, puis à de vastes forêts où l'exploitation du bois devient l'activité principale. L'hiver est fini, mais le printemps n'est pas encore là. Seuls les premiers bourgeons ont debourré, et quelques plantes des sous-bois ont déployé leurs premières feuilles. Il s'agit de cette période transitoire et un peu triste où il n'y a ni le charme de la neige, ni la beauté de la végétation qui renait. Les arbres sont nus et la vie encore en pause. Quelques oiseaux et quelques fleurs sont là pour briser le silence et apporter une touche de couleur. Trois jours après avoir quitté Kırklareli, j'arrive de nuit au bord de la mer noire. J'entends les vagues tout près, je sors de la forêt, marche sur le sable, et m'accorde un instant au bord de l'eau avant de planter mon tarp. Je ressens une satisfaction d'atteindre cette fameuse mer noire. L'ambiance marine et le bruit répétitif des vagues est apaisant, et marque une première ligne d'arrivée. J'ai été au contact de la mer il y a un peu plus d'un an le jour de mon départ de Tarifa au détroit de Gibraltar, puis en descendant au bord de la mer Adriatique en Croatie, pour me ravitailler lorsque je marchais dans le Velebit, et maintenant. Je compte à présent au maximum longer la mer noire jusqu'à Istanbul. S'il n'y a pas de plage car les falaises de sable plongent directement dans l'eau, je marche sur des pistes forestières en retrait de la côte. Le jour suivant, après seulement 3km sur la plage, je marche ainsi 30km sous la pluie et à moitié dans la boue dans une forêt répétitive, pour arriver à la ville côtière de Kıyıköy. J'y reste deux jours. Là aussi la période électorale est aveuglante, par toutes les banderoles et drapeaux accrochés librement dans les rues. Chaque café placarde son enseigne avec des affiches du parti qu'il soutient, et les hommes se regroupent par affinités politiques.

De Kıyıköy, je me rends à la petite station balnéaire de Çilingoz à nouveau par la forêt, où j'arrive tôt et espère squatter un endroit pour dormir près de la plage. Comme je m'y attendais, le complexe de campings, mobil-homes et bar-restaurants est désert en cette saison. En fait je vois de la fumée qui sort de la cheminée d'un restaurant où trois hommes jouent au cartes. Plutôt que de me cacher, je vais à leur rencontre. Je demande si je peux dormir dans une guinguette que j'ai vu ouverte, le gérant refuse et me demande 6€ pour pouvoir planter mon tarp n'importe où. Il y a pourtant une multitude de bâtiments plus ou moins abandonnés où je pourrais m'abriter, mais pas moyen. Nous passons la soirée le gérant et moi à l'intérieur près du poêle, sur nos téléphones et sans nous parler. C'est la première fois que j'ai ce type d'interaction en Turquie. Comme ailleurs dans les lieux uniquement dédiés au tourisme, les rapports humains sont souvent réduits au strict rapport commercial.

Le lendemain à partir de Yalıköy, je compte marcher une trentaine de kilomètres sur la plage. Je cherche constamment les zones où le sable est le plus ferme. Sur la côte, l'eau a formé par érosion de petites falaises de sables en haut desquelles commence la forêt qui borde la mer noire. Les motifs formés sur ces structures se stable me rappellent les dunes du désert des Bardenas en Espagne. Par intervalle, je croise des mines de sable qui exportent leur production par bateau ou par camion. Évidemment, je suis absolument seul à marcher ici. Pour un dernier bivouac sur la plage, je m'offre une bonne soirée avec bouteille de vin et feu de joie. Le coucher de soleil dans mon dos illumine les nuages éparses en même temps que le ciel s'assombrit. Puis les étoiles s'allument petit à petit. Il y a un flot incessant d'avions qui atterrissent et décollent de l'aéroport d'Istanbul à 30km d'ici, accompagné de lumières mobiles et d'un bruit continus dans le ciel. C'est une belle soirée.

Le lendemain après seulement 5km sur la plage, je me retrouve bloqué par une falaise qui tombe à pic dans la mer sans aucun espace pour passer. Je dois faire demi-tour et regagner un chemin à travers de vieilles pistes recouvertes par la végétation. Plus tard, on me refuse l'accès à une forêt exploitée par le service gouvernementale des forêts. Puisqu'il n'y a pas d'autre option pour longer la mer noire, cela implique en théorie un détour de 40km. Je fais demi-tour et me frais un passage dans le labyrinthe de chemins non référencés sur ma carte, consultant régulièrement mon GPS pour vérifier la direction. J'arrive ainsi, tard et fatigué, à Karaburum où je reste à nouveau deux jours. Depuis quelques jours, j'ai l'habitude paradoxale d'être bientôt arrivé. Cette fois, il ne reste que deux jours de marche jusqu'à la mosquée Sainte-Sophie, qui sera mon point d'arrivée.

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Je suis dans l'intersaison où la neige a fondu et la végétation n'est pas encore sortie. Seuls quelques premiers bourgeons reprennent vie.

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Une rencontre furtive et improbable là où je ne croise personne : un turc de 60 ans qui va en Iran en vélo.

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Arrivé de nuit au bord de la mer noire, je la découvre avec mes yeux au matin.

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Une autre atmosphère où marcher : la plage, au plus près de l'eau, là où le sable est plus dur.

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Mon fidèle compagnon que je porte et qui porte tout ce dont j'ai besoin. Tout le temps sur mon dos comme l'extension de mon corps, il fait un peu partie de moi après une année ensemble à travers l'Europe.

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Une des fréquentes mines de sable au bord de la mer noire.

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Kıyıköy

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Le genre de moments que j'aime : lorsque je montre une carte imprimée de l'Europe avec mon itinéraire pour expliquer ce que je fais, et que les gens se l'échangent et plongent dedans.

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Les chiens errants eux sont gentils. Trop même, ils sont en demande d'interactions et me collent parfois avec insistance. Il m'arrive de marcher pendant des kilomètres avec une dizaine de chiens qui m'adoptent, puis me laissent petit à petit. J'aime bien cette compagnie qui me donne l'impression momentanée d'être un berger.

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Un vol de hérons qui regagne le nord pour le printemps.

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Dernier bivouac sur la plage

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Au programme feu de joie !

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#125 19-03-2024 18:33:23

ludof
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Re : De Tarifa à Istanbul, une marche à travers l'Europe

Tes photos des bords de la mer noir dégagent quelque chose, d'abord parce qu'elles sont belles, mais probablement aussi parce que ça annonce la fin du parcours  pouce

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