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#1 14-12-2023 18:34:37

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

[Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Aragats au bord de l'hiver

13-17 octobre 2023

Petit récit d'une rando plus difficile que prévu...


1 – Trop aimables

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« Ça va, tu peux arrêter là », dis-je au taxi sur un ton où se mêlent amusement et exaspération. Il faut dire que le trajet était déjà une petite aventure. J’avais pourtant bien insisté au départ : on va à Aragats, le village, dans la vallée, pas au lac sur la montagne. Je lui ai montré le trajet, pour être bien sûr. Être certain que le chauffeur a bien compris, et s’entendre à l’avance sur un prix : les fondamentaux du taxi en Arménie.

On s’est extirpé d’Erevan, à grand coups d’accélérateur, de frein et de dépassements par la droite, laissant derrière nous vrombissements et klaxons. La voiture s’est mise à foncer dans la campagne et, distrait par le paysage, j’ai arrêté de vérifier l’itinéraire.
Paysage de collines désertiques. La ville disparaît derrière un voile jaunâtre, tandis que le taxi attaque une montée en lacets et qu’un pic blanc fait une brève apparition au nord-ouest. Alors, saisi d’un doute, je ressors le téléphone. Un coup d’œil pour confirmer que le gars nous emmène droit au lac, le point de départ touristique, la solution de facilité. Or, pour nous, hors de question de tricher : la montagne, on va la gravir de sa base, collée au haut-plateau arménien.

Pas facile de faire comprendre au gars qu’il s’est planté. Sur la carte, une route transversale permettrait, peut-être, de rattraper le coup sans faire demi-tour. On continue à grimper. Le moteur peine, le chauffeur maugrée. Il rate la route transversale. Je le force à s’arrêter et à faire demi-tour. Lucia a compris avant moi qu’il veut nous la mettre à l’envers : nous amener au lac et bon débarras.

Dans ses rêves.
Je monte un peu le ton, il prend la transversale. Une route de montagne défoncée. La suspension de la voiture est mise à rude épreuve.

Plus qu’à espérer que ça reste praticable jusqu’au bout. Si une voiture venant à contresens nous rassure, la descente n’en reste pas moins interminable. Cette lenteur contraste furieusement avec la conduite nerveuse qui est la norme dans la ville. De nous trois, c’est le chauffeur qui s’impatiente le plus visiblement. Amusant.

On finit par s’en sortir. Dès qu’on rejoint la route qu’on n’aurait jamais dû quitter, le moteur vrombit, la voiture lâche les chevaux. Libéré, délivré. Cette fois, je ne quitte plus mon téléphone des yeux. De toute façon, le chauffeur a arrêté de prétendre qu’il connaît la route. Il se contente de me demander.

Aragats, village. On est tous soulagés que ça se termine. Je paie sans commentaire plus du double de ce qu’on avait convenu. Le gars a quand même le bon sens de ne pas réclamer de pourboire. On extirpe du coffre les sacs et la corde. La voiture repart sans demander son reste.

J’échange un sourire avec Lucia. Soulagés d’être arrivés. On prend quelques minutes pour reprendre nos esprits : ça fait une semaine qu’on attend ce moment. Ce moment où il n’y aurait devant nous plus qu’une vallée et trois jours de marche, une définition de la liberté. Après une semaine enfermés dans la ville à faire preuve de la sociabilité que requiert un congrès scientifique. A vrai dire, on n’a même pas attendu la fin : on s’est éclipsés comme des voleurs ce vendredi à la pause déjeuner. Bien inspirés, car c’est octobre et la nuit tombe vite. Il ne reste plus que quelques heures de jour pour trouver un endroit où camper.

On enfile les sacs, lourds. En plus du matériel de montagne et de bivouac, on a de quoi évoluer dans la neige et sécuriser une grimpe. En automne, difficile de prévoir quelles seront les conditions. J’estime la ligne de neige à 3200 mètres, d’après la vue que j’avais depuis ma chambre d’hôtel sur l’impressionnant Mont Ararat. Mais le soleil est encore vif, les températures largement positives en journée, et la neige doit fondre rapidement. A cette incertitude s’ajoute celle de l’itinéraire. Je n’ai pas réussi à me renseigner sur l’état des chemins. Alors on verra, ce sera la surprise. J’ai pris la corde pour parer toute éventualité.

J’avais imaginé que notre point de départ ressemblerait à un village comme on en trouve dans les Alpes. En réalité, c’est un ensemble de fermes éparses. Un coup d’œil sur l’itinéraire et on s’engage sur les chemins. Or, on n’a pas fait cent mètres qu’un homme nous interpelle. « Deutsch ? », qu’il demande. On peut dire qu’il a de la chance : Lucia est Allemande. Moi, j’ai assez de notions pour comprendre la longue discussion qui s’ensuit. On apprendra tout de sa vie, depuis l’apparition de son hépatite jusqu’à son retour au pays, en passant par son séjour en Allemagne, car il n’y a pas de bons médecins en Arménie, mais il ne pouvait plus payer les frais, on lui réclamait cinq mille euros, ses démarches auprès du gouvernement arménien n’ont pas abouties, il a dû retourner vivre ici, et maintenant ses rhumatismes, mais l’infirmière lui a appris l’allemand, et bref, on pourrait en faire un film, mais sur le coup on ne voit pas bien ce qu’il attend de nous : rien, en fait, même pas notre compassion qui sonne faux, et il finit par me demander un bout de papier. Lucia déchire une page de son calepin, sur laquelle l’homme s’applique à noter son adresse, en alphabet latin, lettre après lettre, dans une intense concentration qui n’évite pas à quelques caractères cyrilliques de se glisser çà et là. Son adresse et son numéro de téléphone. Si on a besoin de quoi que ce soit, demain, dans une semaine, un mois ou dix ans, un trajet en voiture ou un toit pour la nuit, on n’aura qu’à l’appeler et il répondra. D’ailleurs, on va où comme ça ? Aragats, la montagne ? Mais on est fous ! Le froid, la neige, les ours… Et la corde, c’est pour quoi ? Attendez une minute ; et le voilà qui s’éclipse pour revenir avec un sac en plastique plein à craquer de prunes, qu’il nous forcera, malgré nos protestations, à engouffrer dans les sacs à dos. Alors on s’apprête à remercier et à repartir, mais attendez une minute, et le voilà qui hèle une vieille femme et lui ordonne quelque chose en arménien : elle disparaît aussitôt dans la maison et en ressort aussi vite avec un énorme sac rempli d’une bonne douzaine de pommes et autant de grappes de raisin blanc. On se contente de remercier, ayant bien compris qu’on ne pourrait pas y couper, même pas moyen de ne prendre que la moitié. J’ai toutes les peines du monde à caser ça dans mon sac, ce que le gars doit finir par remarquer car nous n’aurons pas d’autre cadeau. Ouf !

Pour finir, il s’excuse de ne pas pouvoir nous emmener en voiture, par manque de place. Quel dommage. Nous voilà donc autorisés à poursuivre notre chemin. Libérés ?

Je n’avais jamais ressenti un tel choc culturel. Ce n’est plus un fossé, c’est un gouffre. La légendaire hospitalité arménienne n’est pas un mythe. Mais ce que nous voulons, ce week-end, c’est nous enfuir dans la montagne, et cette générosité surréaliste nous pèse plus qu’autre chose.

Depuis un terrain vague, des enfants, excités et curieux, nous interpellent. Je vérifie l’itinéraire une dernière fois avant de couper le téléphone. Enfin, les fermes s’éloignent derrière nous. Devant nos yeux la vallée s’ouvre, étroite et sèche, malgré le bruit d’un torrent invisible. Les herbages brûlent sous le soleil du soir. Il n’y a pas un arbre, et les hautes cimes restent cachées derrière de modestes collines. Nous pressons le pas sur un large chemin en terre battue. A proximité d’une sorte de grange, nous entendons l’écho d’une fête. Prions que personne ne nous voit ! On risquerait de nous inviter...

A l’occasion d’une pause, je sors le sac de prunes. Elles sont délicieuses, mais leur poids se fait diablement ressentir. A l’idée qu’on a assez de fruits pour nourrir une famille nombreuse pendant une semaine, on éclate de rire.

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Le soleil disparaît, laissant place aux heures grises. Nous sommes désormais bien engagés dans la vallée et savourons le silence et l’air frais. Nous parvient alors un écho de sonnailles. Un peu plus loin, le chemin est barré par un chien alors que le troupeau traverse. On s’approche jusqu’à ce que le chien réagisse. Il se lève, aboie. Il faut attendre.

Apparaît le berger. Des ordres claquent, le chien tourne les talons non sans lâcher un dernier grognement à notre attention. Le berger vient à notre rencontre, nous serre la main et se présente en arménien. Il ne parle pas un mot d’anglais et la communication primitive, à base de gestes et de dessins tracés sur le sentier, devient rapidement fatigante. Il nous demande nos âges, si on est ensemble (non, juste amis – ce qui le fait rire, sûrement qu’il ne nous croit qu’à moitié) et si on a des enfants. Et puis évidemment qu’est-ce qu’on fait-on en c’te lieu perdu à six heures du soir alors que tombent la nuit et le froid (c’est-à-dire qu’il nous lance un regard interrogateur en pointant nos sacs du doigt). « Aragats, là-haut », je réponds en pointant du doigt la direction de la vallée. Il ne me prend pas au sérieux. C’est qu’il faut être fou pour aller là-bas. Car il fait très froid (il fait mine de frissonner) et il y a des ours (imitation peu convaincante). Aragats ? Non, non, venez chez moi !

Sur ce, un autre berger nous rejoint. Échange en arménien : le premier raconte au second qu’on veut aller sur la montagne, le second rigole. J’insiste, refusant poliment leur invitation. Ils répètent, mimant à nouveau le froid. Allons plutôt dans leur cabane, manger, boire, et passer la nuit, et le lendemain il nous emmèneront en 4x4 au bout du chemin, si vraiment on y tient ! Je refuse, un peu plus fermement. Comment leur faire entendre qu’ils sont fort aimables mais que ce qu’on veut, ce soir, c’est le silence de la montagne et les étoiles au-dessus de nos têtes ? Une énième fois, il me pince mon fin T-shirt. Je n’arrive pas à lui faire comprendre qu’on a des vêtements chauds dans les sacs. Pas plus je n’arrive à lui faire comprendre que le truc accroché sous le sac de Lucia est une tente qui nous abritera pour la nuit.

Tout en « conversant », on continue à avancer, au rythme de leurs bêtes. Les chiens vont et viennent sans plus nous prêter la moindre attention. Que faire ? On ne veut pas fuir comme des voleurs leur hospitalité, mais on a encore moins envie de passer la soirée dans leur cabane. Combien de fois ont-ils insisté, combien de fois a-t-on refusé ? Combien de fois ont-ils invoqué le froid et les ours ? J’ai perdu le compte.

La montagne paraît pour eux être une ennemie. Comme ce cliché du marin qui déteste la mer. Impossible de leur faire comprendre nos motivations. Elles sont trop complexes pour être dessinées dans la terre. Alors, l’échange se tarit. Nous poursuivons notre route, accélérant imperceptiblement, tandis qu'eux sont contraints au rythme du troupeau. Et tout à coup, on réalise qu’ils ont disparu dans notre dos. Alors, on accélère encore. Une intersection : pas le temps de regarder la carte, on prend au hasard, à gauche. Raté : ça mène direct à une cabane, très probablement la fameuse cabane où on est cordialement invités pour la soirée, la nuit et plus si affinité. On se jette dans la gueule du loup ! Heureusement, le chemin semble continuer plus loin. Mais une meute de chiens se précipite à notre rencontre. On les garde à distance à l’aide de nos bâtons, tout en avançant à reculons. Dès que nous rejoignons la sente qui s’élève à nouveau vers la montagne, ils cessent de nous suivre. Des chiens de garde bien dressés, finalement, qui auront fait leur job sans excès de zèle. J’ai connu pire à Tenerife. Lucia est un peu pâle.

On se dépêche de mettre de la distance entre nous et la cabane. Le crépuscule se délite dans l’obscurité. Je repère un replat dans l’herbage à une dizaine de mètres au-dessus du chemin. Raté : le sol est trop inégal. On continue à tracer hors sentier, fouillant la montagne en quête d’un endroit plus accueillant.

Nous découvrons finalement des ruines envahies d’herbes folles. Il y a de la place pour deux tentes. Ça reste praticable et relativement plat, et même si la cabane reste en vue loin en contrebas, nous décidons de monter le camp là.

A 2500 mètres, il fait déjà bien froid. Après dîner, on s’emmitoufle dans les sacs de couchage, sous les étoiles. Lucia me fait réviser les constellations.

2 – La grande vallée

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Le lendemain, c’est mon anniversaire. En guise de cadeau, au réveil, des cimes sur fond de ciel bleu. Au loin, le cratère est blanc de neige. Je me réjouis.

Nous nous sommes levés tard, après une nuit de sommeil dont nous avions bien besoin. Nous savourons les rayons de soleil qui infusent dans la tasse de thé. Et le calme des montagnes enfin retrouvé.

Après déjeuner, je sors la corde pour donner un cours express à Lucia. Nœud de huit, anneaux de buste, progression corde tendue, relais, demi-cabestan. Tout ça pour la petite crapahute qui nous attend au sommet. Ça fait beaucoup de matos lourd pour une centaine de mètres. Mais on n’est pas du genre à se contenter de l’antécime.

Alors que je finis de ranger ma tente, j’aperçois les bergers de la veille qui, nous ayant aperçus, montent à notre rencontre. On se serre la main. Ils n’ont pas l’air de nous en vouloir. A nouveau, l’un d’eux mime le froid et les ours. Non non, pas froid : je montre du doigt la tente que Lucia, accroupie, est en train de plier. La manœuvre intrigue nos invités. Même le chien, assis sur les ruines, semble s’y intéresser.

Histoire de détourner l’attention, j’essaie d’écouler notre stock de fruits. Les bergers refusent. J’insiste. Ça, mes amis, vous n’allez pas y couper ! Moi aussi je sais forcer la main des gens. Ils acceptent une prune et du raisin, me remercient d’un sourire, et aussitôt je leur refourgue du rab.

Remarquant mes bâtons de rando, l’un d’eux me lance un regard interrogateur. Je les lui donne, il les examine d’un œil expert. Il les teste dans la pente, s’appuyant dessus de tout son poids. Quand il me les rend, il a un regard qui semble dire « c’est de la bonne came ». J’en prends un comme une épée, me met en garde en tapant sur son bâton de berger. On échange une passe d’armes, il rigole, me serre la main avec enthousiasme.

Le reste de l’équipement accroché sur mon sac l’intrigue tout autant. Le piolet ? Je lui fais une démonstration dans la pente herbeuse : si je tombe, le piolet me rattrape. Et puis, si on rencontre un ours (grognements)… il n’aura qu’à bien se tenir ! Le berger rigole encore : « Bruce Lee, Bruce Lee ! » lance-t-il en tâtant mes maigres biceps.

Au moins, ils n’essaient plus de nous entraîner avec eux. Lucia ayant fini de ranger, on lève le camp. Une fois rejoint le chemin, on sème rapidement les bergers, remontant le long du troupeau. Nous voilà bientôt seuls face à la grande vallée.

C’est une vallée large, aride, creusée par un torrent couleur rouille. La balade est longue et monotone dans ce paysage disproportionné. On a du mal à croire que le sommet sud d’Aragats, qui se détache en blanc sur bleu dans l’arrière-plan, s’élève à 4000 mètres.

L’air est frais sous le soleil d’octobre. Un temps idéal pour la marche. Nous nous contentons de courtes pauses, repartant dès qu’on se met à frissonner.

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Nous marcherons toute la matinée, poussant jusqu’à la Gegharot, une impressionnante cascade qui donne naissance au torrent, tout au fond de la vallée. Au-delà de la falaise, c’est déjà la base du cratère. Cependant, nous ne grimperons pas au plus court : l’idée est de contourner par le sommet est, avant d’attaquer le pic nord, point culminant du volcan.

Nous déballons le déjeuner, en essayant d’écouler au maximum le stock de fruits. Nous enchaînons par une longue sieste. La nuit dernière a été bonne, mais nous nous sentons encore épuisés. On a du sommeil en retard…

Ainsi filent les premières heures de l’après-midi, sous un soleil qui a réussi à s’imposer. L’air est doux. A quelques encablures, la cascade chante.

L’eau du torrent a un fort goût métallique. Je recrache. L’impression d’avoir léché la lame d’un couteau rouillé. Je grimpe jusqu’au pied de la cascade, espérant qu’elle sera plus claire à la source.

Des filets d’humidité suintent de la falaise. Quelques mousses et cressons ajoutent une touche vert vif au tableau vertical. Ici, de larges anfractuosités s’ouvrent dans la paroi : je ne serais pas surpris d’y apercevoir le museau d’un ours. J’avance, tous sens en éveils. Mais des ours, nous n’en verrons  pas la moindre crotte.

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Si la cascade est impressionnante, son eau est tout autant dégueulasse que ce qui coule aval. C’est embêtant. Nous avons peu de chance de croiser un cours d’eau hors de la vallée, et la neige est encore loin.

A l’aller, nous avons traversé une zone marécageuse alimentée par des ruisseaux secondaires. En insistant un peu, je finis par dénicher un filet au débit raisonnable. Je me résous à prélever ici, en filtrant avec le foulard. C’est long et pénible. Dix minutes pour obtenir un litre. Mes doigts sont gelés. Lucia attend.

Il nous faut désormais trouver le passage hors de la vallée. La carte indique un chemin qui bifurque en direction du nord-est, traçant des lacets dans le flanc herbeux. Sur le terrain, nous ne trouvons pas la moindre piste. Nous sillonnons méthodiquement la zone, sans succès. Pourtant, si j’en crois ma triangulation, on devrait être pile dessus.

Très bien, le moment est donc venu d’improviser. On commence à grimper en suivant des sentes de mouton. On s’élève, tant bien que mal, dans une paroi qui se raidit méchamment. Les sentes apparaissent, s’évanouissent, reprennent plus loin, s’entremêlent, sont coupées par des coulées de pierres instables. C’est franchement merdique, et ça ne fait qu’empirer. Coup d’œil à l’altimètre : nous n’avons même pas fait la moitié. Dire que Cormac voulait venir… Heureusement qu’il a renoncé quand j’ai commencé à parler de corde. Quant à Lucia, elle se débrouille tant bien que mal.

On se concerte régulièrement pour décider de la marche à suivre. Ce surplomb : par au-dessus ? En-dessous, la ligne semble plus naturelle. Mais là-bas, ça passe ? Et ça, ce serait pas un ruisseau par hasard ? Tiens oui, contre toute attente, un ruisseau qui débite. Cette fois j’arrive à remplir deux bouteilles. Ça devrait suffire pour atteindre la neige. Un souci en moins.

Plus haut, l’herbage se raidit sensiblement. Je propose à Lucia qu’on s’encorde. S’entraîner à progresser corde tendue, ça ne peut pas faire de mal. Moi-même, je suis rouillé. Il faut retrouver les réflexes : tu vacilles, je te rattrape.

D’ailleurs, après une dizaine de mètres, on se retrouve sous un pas d’escalade. L’occasion d’improviser un relais. On s’assure mutuellement sur demi-cabestan. Lucia a vite pris le coup de main.

Sous nos pieds, la pente fuyante, dans un patchwork vert et ocre. Le fond de la vallée n’est plus qu’un souvenir. Au-dessus, le cratère enneigé est de plus en plus impressionnant.

Le soir tombe alors que nous prenons enfin pied sur la crête. De l’autre côté, des collines ocres font le dos rond. Le haut plateau arménien se perd dans la brume vespérale. Autour de nous, pas trace du moindre chemin.

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Le soleil s’est éclipsé. Un vent hostile se glisse tel un serpent dans les interstices des pulls. Une courte pause suffit à nous refroidir. Et maintenant ? Nous sommes très en retard. Le sommet est, que j’avais prévu de passer aujourd’hui, s’élève encore à plusieurs centaines de mètres au-dessus de nous. Lucia s’assoit sur une pierre pendant que je sillonne le terrain en quête du chemin. Il devrait passer sur le fil de crête, ici ou un peu plus loin.

Rien. Rien de rien, sauf un lapin. Un lapin qui me fout une sacrée frousse. Et réciproquement : il détale comme une fusée. Pas de chemin, le soir qui tombe, le froid qui s’installe. Tant pis, le sommet est sera pour demain. On pousse tout de même jusqu’à 3500 mètres. Un semblant de replat accueille la tente de Lucia. J’installe la mienne tant bien que mal dans la pente, sans conviction. En début de soirée, un vent glacial se met à souffler, se faufile sous l’interstice de l’abri. Je renonce. Lucia m’offre l’asile dans son palace.

Soirée silencieuse. Une hostilité se dégage de cette espèce de steppe grise. On cuisine dans la tente. J’avale ma soupe du bout des lèvres. Depuis plusieurs jours, je me sens barbouillé, je ne mange presque rien. C’est embêtant, sachant ce qui nous attend demain. J’essaie de me forcer, ça ne passe pas.

La Voie Lactée jaillit derrière le pic est. Dans le lointain, la vallée s’allume.

3 – Aragats Nord

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Les montagnes somnolent dans le soleil matinal. Au nord, les falaises sont encore dans l’ombre. Nous marchons d’un bon pas pour nous réchauffer.

Sur le fil de crête, nous ne trouvons pas le moindre chemin. Tant pis. Nous improvisons, sinuant en direction du pic, le souffle court dans la pente irrégulière.
Le cratère s’ouvre au sud-ouest, plâtré de neige. Aux arrières-plans, des crêtes déclinent des nuances de bruns. Dans le lointain, le mont Ararat flotte dans le ciel, blanc comme un rêve.

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Autour de nous, la rocaille remplace l’herbe. Les névés se multiplient et s’étirent. L’itinéraire devient moins évident. Sous nos pieds, les pierres dégringolent. On décide de s’encorder : je ne veux prendre aucun risque. Comme hier, c’est l’occasion de s’entraîner.

Un raidillon couvert de neige nous barre bientôt le passage. Lucia m’assure, le temps de forcer l’obstacle à coups de piolet. Quand je pense qu’on hésitait à s’engager hier soir, à la nuit tombée !

En l’espace d’une centaine de mètres, l’ambiance a radicalement changé. Fini l’herbage débonnaire, bienvenue dans le royaume des pierres. L’altitude se fait de plus en plus ressentir. Le moindre effort nous coupe le souffle.

Pas un nuage dans le ciel. Nous avons de la chance. Reste à espérer que cela se maintienne dans l’après-midi.

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Au sommet du pic est, nous faisons une pause déjeuner. Plutôt, Lucia déjeune, et je regarde le paysage, toujours incapable d’avaler ne serait-ce qu’une barre de céréales. J’essaie d’anticiper la suite. Il n’y a pas de neige dans la montée au sommet nord, et on devine une trace qui fait quelques lacets avant de s’évanouir dans du sable rougeâtre. L’arête finale reste invisible. C’est la difficulté majeure de la randonnée, et aussi la plus grande inconnue. Il y a de fortes chances qu’elle soit pleine de neige et qu’on doive se contenter de l’antécime.

Il me semble entendre des échos de voix. Effectivement, un peu plus tard, un groupe apparaît au col. Comme quoi, nous ne sommes pas seuls dans ces montagnes soit disant terriblement dangereuses !

Nous n’avons que trop traîné. La carte dessine deux traces pour la descente, l’une qui suit le fil de crête, l’autre qui traverse en contrebas. J’espérais en trouver au moins une ! Mais le fil de crête se brise brusquement sous nos pieds. S’il y a un chemin, il est bien caché. La deuxième option nous embarque dans des couloirs d’éboulis sablonneux. J’assure Lucia sur des relais de fortune. Puis je la rejoins, en évitant d’une part de tomber, d’autre part de lui envoyer un rocher sur la tête ! Quand il faut franchir des névés, je passe en premier, avec le piolet, je m’applique à faire une belle trace. Plus on descend, plus le terrain devient instable et les possibilités d’ancrage se font rares. Lucia doute de plus en plus, je le vois bien. Heureusement qu’on a la corde, c’est mon seul argument pour l’encourager à poursuivre tant bien que mal. Tu tombes, je te rattrape.

Après une telle dégringolade, on est bien content de retrouver la terre ferme. On dévale jusqu’au col. Une courte pause le temps de plier la corde, grignoter un bout et laisser décanter l’adrénaline.

Pas trop longue, la pause : nous avons à peine le temps de faire l’aller-retour au pic nord avant la nuit.

La sente trace des lacets grossiers dans le sable rougeâtre, que ponctuent des langues de neige à moitié fondues. Le col s’éloigne dans notre dos, puis disparaît derrière le relief. J’aperçois un type qui nous rejoint en courant. Français. Il me demande si on voit d’ici le vrai sommet, par où ça passe, est-ce que c’est faisable.

Pourquoi les trailers ne savent jamais où ils vont ?

Une demi-heure plus tard, alors que nous naviguons, haletants, dans les escarpements qui défendent l’antécime, le revoilà qui descend. « J’ai cherché par là, ça me disait rien qui vaille », qu’il dit, avant de filer comme s’il avait le feu au cul.

Un dernier bout d’arête ascendante, pente rouge à main droite, à-pic à main gauche, quelques piliers à contourner, un ultime lacet, et nous voilà sur l’antécime. C’est un raidillon confortable qui flotte au-dessus des quatre mille. De quoi s’asseoir à l’abri du vent pour reprendre notre souffle, face au cratère dont la neige fond à vue d’œil. Aucune trace de chemin sur le pic est : seule la goulotte que nous avons descendue semble praticable. De l’autre côté du cratère s’élèvent les pics ouest et sud, que nous n’aurons sans doute pas le temps de gravir demain. Au temps pour la quadrilogie des Aragats.

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A l’ouest, au pied d’un à-pic de mille mètres, coule le haut-plateau, désertique, derrière un voile de poussière. L’air scintille dans le jour déjà sur le déclin. Alors que Lucia reprend ses esprits, j’observe avec inquiétude la suite du parcours : la fameuse arête qui fait la jonction entre l’antécime et le sommet. C’est beaucoup plus impressionnant que les rares photos trouvées sur internet. D’abord, il faut désescalader quelques mètres dans une goulotte. Puis traverser une arête de neige qui déverse dans le néant. Ensuite, un pas d’escalade : contourner le gendarme par la droite, espérer que ça passe derrière. La trace réapparaît un bref instant au-dessus, dans la neige, puis se perd définitivement derrière un pignon. La suite paraît plus simple. De la crapahute sur bon rocher. Je pense. De loin. J’espère. Tout au bout, la croix nous nargue. C’est l’affaire de deux-cents mètres. Reste à convaincre Lucia.

8b90E9gWf.29.jpeg Le sommet nord vu depuis l'antécime.

A vrai dire elle n’a pas l’air ravi, mais je ne lui laisse pas tellement le choix. J’installe le premier relais. On essaie : si ça ne va pas, on fera demi-tour. On enfile les crampons. Je récupère les sangles et les dégaines, vérifie le demi-cabestan, et m’engouffre dans la goulotte.

Je désescalade prudemment, esquivant les pierres gelées. Sur l’arête enneigée, agrippé à mon piolet, je frappe des pieds pour creuser des baquets à l’attention de Lucia. La neige ne se tient qu’à moitié. Des plaques se détachent et plongent dans l’à-pic. Heureusement, la traversée est courte. De l’autre côté, je tâtonne en quête de deux pignons autour desquels passer les sangles. Un groupe de bouffons apparaît à ce moment sur l’antécime et me hurle « par la droite ! par la droite ! ». Je leur crie de fermer leur gueule et, contre toute attente, ils obéissent. Reste le drone que je rêve de buter à coup de lance-pierre. Calme. On se calme. Je retrouve ma concentration, fixe le relais et crie à Lucia qu’elle peut y aller. Elle traverse sans encombre.

– Ça va ?
– Limite.

Je lui montre le relais sur deux sangles, éprouve sa solidité.
– Avec ça, aucun risque.

A son tour de m’assurer alors que je contourne le gendarme et découvre le pas d’escalade. Le bout de pente, coincé dans l’ombre, est plein de neige. Je tâtonne plus loin en quête d’une voie plus facile, mais rien à faire. Trois mètres en mixte au-dessus de l’à-pic noir. Le piolet n’est pas de trop.

S’ensuit un bout d’arête facile. Les rochers tiennent, c’est rassurant. Je fixe la corde dès que possible. En contrebas du gendarme, Lucia est hors de vue.
– Détache le demi-cabestan !
Je tire, ça ne vient pas.
– Tu peux détacher ! je répète.
– C’est coincé !
Évidemment. Évidemment, faut que ça coince. Je clippe la corde dans le relais et retraverse l’arête, dégage la corde de la fissure dans laquelle elle s’est prise, avale le mou, retourne au relais et refais le demi-cabestan le plus vite possible car Lucia a commencé à contourner le gendarme sans attendre mes instructions.

Alors qu’elle tâtonne dans le passage, le groupe qui nous regardait depuis l’antécime décide de s’engager dans la goulotte. Je n’en crois pas mes yeux. Le leader vient de prendre pied sur l’arête de neige. C’est le seul qui a un piolet. Les autres suivent, plus ou moins à quatre pattes. Une belle brochette de cons.

Pas mes oignons.

Mes oignons, c’est Lucia qui apparaît en haut du pas d’escalade et me rejoint bientôt au relais.
– Ça va ?
– Ça va.
Si elle a réussi à passer ça, la suite ne devrait pas poser problème. On enchaîne par une crapahute en mixte, plus facile. Vu la quantité de neige on continue quand même à progresser sur relais, jusqu’à atteindre la partie plus sèche de l’arête. Ici, la falaise est moins impressionnantes et de nombreux becquets permettent de sécuriser une progression corde tendue. Autant gagner du temps.

Dernier coup d’œil dans mon dos. Si les plus téméraires du groupe ont franchi le bout de neige, la plupart se rend compte à mi-parcours de sa connerie et fait demi-tour. Ils se débattent à quatre pattes dans la neige molle.
– J’espère que ce type n’est pas un guide, dis-je à Lucia en pointant le gars au piolet.
La roche tortueuse cache bientôt ce tableau navrant. Bon débarras !

Seuls sur le fil. Souffle une brise. Je ne peux vous décrire le paysage. Je n’ai aucune idée du paysage. Entièrement concentré dans l’instant : trouver la ligne de moindre difficulté, éprouver les becquets, garder la corde tendue. Je ne garde qu’un souvenir morcelé de cette traversée, centré sur des détails : un rocher rouge, des aiguillettes noires, une pente instable, et le silence.

Le dernier obstacle est un bout d’arête effilée, comme un pont au-dessus du vide. Je passe en premier, à quatre pattes, atteins le sommet, enroule la corde autour de la croix et assure Lucia à l’épaule.

Nous y sommes. Aragats nord, 4095m. Point culminant de l’Arménie depuis que les Turcs leur ont piqué la Montagne Sacrée. Dont on voit d’ailleurs, flottant tel un nuage dans le ciel d’est, la chape de neiges éternelles.

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On y reste à peine le temps d’une accolade. Il faut dire que le soleil ne chauffe plus grand-chose et que, grave erreur stratégique, nous avons laissé les pulls dans les sacs sur l’antécime. Les pulls, l’eau, et l’appareil photo.

Nous revenons sur nos pas, répétant les mêmes gestes, de plus en plus frigorifiés et assoiffés. J’assure Lucia qui désescalade en premier ce fameux gendarme où la corde s’était coincée. Elle prend son temps, j’ai les mains qui gèlent. Le vent forcit.

De l’autre côté, elle doit faire le relais. Hors de vue. J’attends en serrant les dents.
– J’y arrive pas, la corde vient pas !

D'un coup sec, je vérifie qu'elle n'est pas coincée.
– Recommence, prends ton temps !

Cette fois c’est bon. Je m’engage. Elle peine à avaler le mou. Il va falloir qu’on s’entraîne. En attendant, j’ai pas le droit de tomber.

L’arête de neige capture les dernières lueurs du jour. Je serre ma capuche mais le vent glacial transperce la parka. Je repasse devant, franchis l’arête aussi rapidement que me le permet le débit de corde, Lucia se débattant encore avec le demi-cab. Plus qu’à remonter la goulotte et fixer la sangle au sommet.
– C’est bon, tu peux tout défaire ! Allez, go !
Elle me rejoint.
– Assieds-toi là, tu peux enlever tes crampons.
Pendant ce temps, je plie la corde tout en faisant le point sur la situation.

Le soleil a disparu, le vent se déchaîne, on gèle sur place, à court d’eau, et le seul replat possible se trouve au niveau du col, 400 mètres en-dessous.

C’est la débandade. On dévale le sable, glisse sur les névés. A l’approche du col, je laisse Lucia qui descend moins vite et je cours sillonner la zone en quête d’un endroit où monter le camp. Au col, le vent souffle trop fort. Je zigzague côté nord-est, trouve vaguement un replat caillouteux. Pas mieux, on s’en contentera. Lucia me rejoint. On n’est pas trop de deux pour monter la tente dans les bourrasques.
– Installe le plus de haubans possibles.
Je retrouve les réflexes des raids hivernaux. Pendant que Lucia noue les attaches, je vais au névé le plus proche remplir un sac de neige. Nous nous réfugions dans la tente, au chaud, avec de quoi boire et manger. Sauvés !

4 – Et vient l’hiver

La tempête a semé une fine couche de poudreuse que vient lécher le brouillard. Le décor est uniformément gris. Dans l’abside de la tente, Lucia fait fondre la neige. Je reste allongé, avec un léger mal de ventre.

La nuit a été longue. La toile humide faseyait à tout vent. J’ai dû sortir pour resserrer les amarres, ajouter des haubans et coincer la base de la toile sous de grosses pierres. Un mélange de pluie et de neige filait en biais dans le halo de ma frontale. Nous avons somnolé tant bien que mal.

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Lucia. Un anniversaire à 3700 mètres, c’est pas tous les jours ! En guise de cadeau, un thé à base de bouillasse et des cookies congelés. On aurait bien traîné sous la tente, mais notre avion décolle ce soir et il faut rejoindre au plus vite le lac Kari où nous espérons trouver une voiture.

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Nous resserrons nos cols, rabattons nos capuches et replions la tente. Il tombe une neige fine. Au col surgissent des piliers fantomatiques. On ne voit pas à cent mètres. Au sol, pas la moindre trace. Si on en croit la carte, le sentier fait le tour du cratère en restant plus ou moins à niveau. Les yeux rivés sur l’altimètre, on s’engage dans cette traversée. Je jette régulièrement des coups d’œil vers le ciel dans l’espoir d’apercevoir un sommet, mais le brouillard ne permet même pas de deviner la topologie environnante. L’instinct. Faire confiance à son instinct.

Nous croisons ce qui ressemble à une trace : elle traverse un névé, plus les empreintes s’évanouissent. Est-ce ici que le sentier perd soixante mètres ? Attention à ne pas descendre trop bas, autrement on se retrouverait sous les replats du col sud-ouest.

Le vent forcit. La neige tombe de plus en plus drue. Nous avons croisé trois cairns qui nous ont dirigé vers le fond d’une combe. Mais ici, plus rien. Par où remonter ? Où en sommes-nous ? Sans aucun repère, comment savoir quand bifurquer vers le col pour sortir du cratère ? Alors que nous méditons sur la carte, un flash illumine le brouillard, suivi d’un coup de tonnerre à faire tressauter la neige. Voilà autre chose. Une tempête de neige doublée d’un orage, j’avais encore jamais vu ça ! Lucia me lance un regard pas rassuré. Je hausse les épaules. Nouveau flash dans le blanc laiteux.

On improvise une remontée en suivant la ligne de pente la plus naturelle. Ici, la neige est profonde. Elle couvre le pierrier irrégulier, créant un terrain miné. J’espérais retrouver des cairns en sortant de la combe, j’en étais même quasi sûr tant la ligne me paraissait évidente, mais de l’autre côté nous ne trouvons pas le moindre indice.

Je m’arrête pour essuyer mes lunettes couvertes de buée. Flash. Coup de tonnerre. Je serre les dents. Pas de raison que ça tombe sur le flanc du cratère. Pas de raison que ça tombe sur le flanc du cratère. Pas de raison…

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Est-ce que je rêve ou le brouillard fait mine de s’étioler vers l’est, comme un drap qui se lève, révélant une ravine ? Mais aussitôt le vent se précipite pour refermer la vue. Une ravine, maigre indice. Il y a en a partout, des ravines, qui tombent dans le cratère. 3650 mètres à l’altimètre. Trop bas ? Où est ce foutu col ?

Flash. Coup de tonnerre. Ça devient pesant. Maintenant j’avance complètement à l’instinct, ce qui est une façon comme une autre de dire au hasard. On vient s’échouer contre une barre d’éboulis. Quelque chose me dit qu’on est trop bas, qu’il faut bifurquer maintenant au sud-ouest, vers le col. On tente d’escalader la moraine enneigée, s’enfonçant dans les trous, de la neige jusqu’aux genoux. On abandonne après une dizaine de mètres.
– Ça passe pas.

Demi-tour.

– Ce serait pas une trace ça, par hasard ? demande Lucia.
– Oui, la trace qu’on vient de faire !

A gauche, le champ de rocs et de neige. Devant, une pente plus régulière, mais plus raide. A droite, le sillon que nous avons creusé. Prendre une décision. On perd trop de temps. Je déroge à mes principes et sors le GPS. Nous sommes à 150 mètres de la trace. 150 foutus mètres. Elle doit passer au milieu de la pente de neige. Gravir cette dernière exige un effort conséquent. On patauge jusqu’à ce que, sur l’écran du téléphone, le petit point bleu intercepte les petits pointillés rouges. Rien ne l’indique sur le terrain. Pas le moindre cairn, même pas un léger sillon dans la pente. Dans ce pierrier, trace ou pas trace, ça ne change en fait pas grand-chose.

– Je commence à avoir froid aux pieds, dit Lucia.
– Le col est à 500 mètres.
– Où ça ?
– Dans cette direction. Ça ira peut-être mieux en haut de la pente.

L’orage est passé, le vent a faibli, mais le rideau de neige sur fond de brouillard n’offre toujours aucune visibilité. Le GPS a définitivement remplacé l’altimètre dans ma poche. Enfin, le terrain s’aplanit. Un cercle de pierres marque le col. On cherche des cairns, malgré le vent qui gifle. Peine perdue. On s’élance dans la pente immaculée.

Il suffit désormais de suivre la courbe du vallon – plus facile à dire qu’à faire quand on ne voit pas à cinquante mètres. Je vérifie la position très régulièrement. Trop à l’ouest. Trop à l’est. On zigzague. L’essentiel, c’est d’éviter de se retrouver trop bas. On a rapidement perdu de l’altitude. Sous 3500 mètres, la couche de neige est encore épaisse. Est-ce que les taxis montent au lac par ce temps ?

La visibilité s’améliore. On distingue les bosselures du relief. Les pentes de neige le disputent aux pierriers mal recouverts. Nous traversons alternativement les unes et les autres. Le terrain s’est aplani. Sans risque de se retrouver devant des barres rocheuses, nous pouvons couper au plus court. Là-bas, se détache le profil d’un poteau électrique. Plus loin, nous en croisons un couché dans la neige. Divers débris se laissent enfouir. On se croirait dans une base sibérienne abandonnée.

Nous dénichons une piste qui sinue dans ce tableau de fin du monde. La poudreuse y est moins épaisse et plus régulière et nous progressons plus vite, malgré les tours et les détours. Soudain, le lac apparaît, encadré de bâtiments austères sur fond de brume. De loin, l’endroit semble désert. Non : quelques silhouettes au-dessus de la rive opposée. Rassurant. Car encore nous faut-il trouver le moyen de redescendre dans la vallée.

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Épilogue – Les ours

Nous avançons entre les baraquements, sous une neige légère. Au quatrième étage, un gars apparaît à la fenêtre. Nous lui faisons signe – pas de réponse. Un peu plus loin, les néons d’une enseigne « hôtel-restaurant » brillent en rose sur fond de mur gris. Des hommes aux profils de brutes sont rassemblés devant ce qui semble être l’entrée. « Taxi Yerevan ? » on demande. On nous rétorque un « no english » antipathique. « Hotel » ? Ils nous font signe de faire le tour. Derrière, nous ne trouvons qu’une arrière-cour barrée. Le mur est à moitié écroulé. Nous poussons jusqu’au dernier baraquement. Un homme vient d’y rentrer. Pourtant, de l’extérieur, ça semble vide. Pas un bruit. Nous ne pouvons rien apercevoir derrière les fenêtres embuées. Je monte les marches qui mènent à la porte. C’est ouvert. Nous sommes dans une sorte d’antichambre. Silence de mort. Nous ressortons.

Retour devant l’hôtel. Un van vient d’arriver. Il vomit des touristes indiens. Nous nous adressons plein d’espoir au conducteur. « Taxi ? – Pas taxi. Taxis montent pas ici. – Et ça c’est quoi ? ». On insiste en pointant son van. « Pas taxi ». Un indien nous aborde tout en nous filmant avec son téléphone. « What your name ? What your name ? Where you come from ? » On lui explique qu’on veut redescendre dans la vallée. « Car is full, sorry, but where you come from ? ».

Là-bas, un couple qui emmitoufle son bébé, à côté d’une voiture. Leur air sympathique est une bouffée d’air frais. Ils nous auraient bien ramenés, mais ils viennent d’arriver… D’ailleurs, est-ce que par hasard on saurait si ça passe, avec la neige, pour le cratère ? On les regarde avec de grands yeux. J’essaie de les décourager, carte à l’appui. « On verra bien, concluent-ils. Si vous nous attendez, on vous ramène. » Ils disparaissent dans le brouillard.

L’Indien qui filme tout ce qui bouge revient à la charge. « What you doing ? Where you come from ? No, car is full. Smile ! ». Il peut pas nous fiche la paix !

Retour devant l’enseigne rose. Les hommes qui nous ont indiqué plus tôt de faire le tour ont disparu. Pourquoi faire le tour ? D’accord, rien n’indique que ce portail rouillé est l’entrée, et pourtant, il mène à un jardin en ruines, et une terrasse sur laquelle une femme apparaît. « Taxi Yerevan ? » Elle grogne un truc inintelligible et nous fait signe d’entrer. Ca y est, la chance nous sourit. « Taxi Aparan, 15000 drams. » Aparan, ce n’est pas du tout notre direction mais je me dis qu’on pourra toujours changer la destination plus tard. Elle passe le coup de fil : la voiture sera là dans une demi-heure. Soulagement.

Mais voilà qu’elle me conduit en cuisine, sort une boîte en fer-blanc et exige que je paie maintenant.  « Aparan, 15000 », qu’elle grogne en pointant la boîte du doigt. « Pas Aparan, Yerevan. Airport. – No, Aparan. – Yerevan... ». Aparan, c’est littéralement à l’opposé ! Pourquoi elle n’en démord pas ? Alors, me rappelant soudain que tout ici est négociable : « Yerevan, 20000. – No, Aparan. – Yerevan, 25000. – Aparan ! » Mais c’est qu’elle est vraiment en train de se fâcher cette harpie ! A 30000, elle se braque. Je ne sais plus trop quoi faire. Dans l’encadrement de la porte, Lucia assiste à la scène, dépitée. Pas le choix, il va falloir prendre le détour. Au moins on sera redescendus de la montagne. Je compte les 15000 à contrecœur et retourne boucler mon sac.

C’est alors que, contre toute attente, la mégère, adoucie, propose un compromis : Achtarak, 10000. Achtarak… Achtarak, ça me dit quelque chose. Je me précipite sur la carte. Ah oui, Achtarak, c’est la première ville au pied de la montagne. Une fois là-bas, on devrait s’en sortir, et ça a le mérite d’être sur notre route. Achtarak, 10000, tope-la. J’essaie de manifester ma reconnaissance par un sourire, mais l’autre garde la même expression sinistre. Tout de même, elle nous offrira des griottes confites pour nous faire patienter. Dans notre dos, un groupe dévore son repas dans de grands éclats de rire.

Le taxi est arrivé. Le chauffeur est un ours aux larges épaules et au nez écrasé. Je m’assois à l’arrière, Lucia sur le siège avant. On confirme la destination. Achtarak. Le gars grogne. Prenons ça pour un oui. Le 4x4 rugit et se lance à toute blinde sur la route à moitié déneigée. Le paysage défile dans un patchwork de blanc et gris. Soudain, la neige s’arrête. Les tons ocre s’imposent à nouveau. Le brouillard se délite. Une lumière jaunâtre éclaire les plateaux désertiques. L’hiver est fini.

– On a repris la mauvaise route, signale Lucia.
– Pas le courage de lui dire.
– Sûr ?
– On verra bien, peut-être que c’est plus rapide.
Cette route, c’est celle qu’on a prise à l’aller pour rejoindre le village d’Aragats. Le 4x4 bondit sur les nids de poule devant le regard apathique de vaches maigrichonnes. On prend notre mal en patience. Jusqu’à ce que, n’y tenant plus, je tapote l’épaule du gars et tente de confirmer une nouvelle fois la destination.
– Achtarak, niet. Aparan, qu’il grogne.
Et c’est reparti. On lui fait comprendre qu’on a déjà vu ça avec sa patronne. Achtarak, Achtarak, mais putain pourquoi c’est si compliqué ? On déclenche rapidement la colère de l’ours qui appelle la patronne en hurlant. Puis il tend le téléphone à Lucia qui essaie tant bien que mal de calmer le jeu.
– J’ai rien compris, elle parlait à moitié en arménien.
On serre les dents tandis que le 4x4 continue sa folle descente, plus nerveuse que jamais. On survole les nids de poule.

Juste avant l’intersection avec la départementale, la voiture pile. La brutasse nous fait comprendre qu’on est arrivés. Arrivés ? Je lui rappelle gentiment qu’on va à Achtarak, et que là, on est au milieu du désert. Alors l’ours entre dans une fureur noire. « Achtarak ! Achtarak road, ici ! – Achtarak, on s’est mis d’accord pour Achtarak ! grogne-je en retour, luttant pour maîtriser ma colère. « J’ai payé 10000 pour Achtarak, we go Achtarak ! – 10000, t’as payé 10000, tiens, voilà pour ta gueule », qu’il dit en me balançant une liasse à la figure. Sur le siège avant, Lucia est au bord des larmes. Je fais un effort pour me contrôler. « J’en ai rien à foutre de ton argent, je lance en lui renvoyant ses billets, ça nous sert à rien ici. On descendra pas avant Achtarak. » Il me rétorque deux trois insultes en arménien puis croise les bras et s’enferme dans un mutisme borné. « Putain mais comment tu veux qu’on trouve un taxi ici ! – Café là-bas, il rétorque. Taxi here ».

Il n’y a évidemment pas d’autre solution. Je ramasse soigneusement toutes les coupures éparpillées sur les banquettes et nous sortons, un vas-te-faire-foutre en guise d’au revoir ; le 4x4 démarre sur les chapeaux de roues et disparaît dans un nuage de poussière.
– Quel enculé.

Incroyable contraste entre l’amabilité excessive des locaux rencontrés le premier jour, et la brutalité des ours du lac.
– C’est peut-être trop touristique, suggère Lucia.

Au moins le chauffeur n’a pas menti. Après quelques minutes de marche, nous tombons sur un kiosque posé comme une oasis dans la sierra. Un gars vend des côtelettes, deux hommes sont attablés. Nous demandons s’il peut nous aider. Non, bien sûr que non. A-t-il seulement compris ?

Cependant un des hommes se lève et nous aborde dans un anglais correct. Taxi Yerevan, airport ? Combien on paie ? 6000 ? Il peut appeler un ami. Ce sera plutôt 10000. Ça va, pas de souci. Il se déride. Un sourire se dessine sur son visage. On vient d’où ? Froid là-haut, non ? Il nous offre un café. On a visité Erevan ? Il nous tend son numéro de téléphone. La prochaine fois, faudra l’appeler, pour une visite guidée.

Notre carrosse arrive. Une Lada bleue, défoncée, conduite par un gars enthousiaste. Poignées de mains. Remerciements.
– T’as une ceinture, toi ? demande Lucia installée à l’arrière.
– Bloquée.
La clef tourne, le moteur pousse un cri de douleur, la carcasse vibre et, par miracle, se met en branle. Nous serrons les dents. Tout de même, il faut reconnaître que le gars conduit prudemment. Sauf ce moment où, sur la départementale, il donne un coup de volant, traverse et se gare à contre-sens, le cul à moitié sur la voie, devant un marchand de fruits qu’il salue comme un vieil ami. Il sélectionne soigneusement un assortiment de pommes et de poires : « celle-là, celle-là, non pas celle-là, non plus, oui, celle-là, elle, ici, et celle-là... », pendant que les voitures nous croisent à pleine blinde.

Évidemment, cet énorme sac de fruits nous est destiné. Le reste du trajet se passe sans anicroche sur fond de musique orientale que crache l’auto-radio grésillant. La Lada pousse un soupir de soulagement en s’arrêtant devant l’aéroport. Après avoir chaleureusement remercié notre chauffeur, nous passons les portes qui, dans notre dos, se referment sur l’Arménie.

Dernière modification par Ytreza (07-01-2024 13:59:27)

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#2 14-12-2023 20:53:19

patou
Membre
Inscription : 11-05-2014

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Quel début ! pouce
Vivement la suite...


Mul part ailleurs

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#3 14-12-2023 21:31:03

Hervé27
éMULe
Lieu : Normandie
Inscription : 01-11-2017
Site Web

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Catapultés dans un autre monde ...

Merci de nous faire découvrir de nouveaux horizons, même si à cette heure le suspense est insoutenable si on s'en tient au titre ...


Sans peurs à surmonter, l'aventure n'est que promenade

Trombi, Récits & Liste(s)
l'ultralighter più estremo di sempre

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#4 14-12-2023 22:04:39

ludof
Membre
Lieu : Lyon
Inscription : 24-08-2021
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Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Un vrai talent de conteur, on est directement plongés dans l’ambiance…. Vite la suite  pouce

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#5 14-12-2023 23:36:06

Bombadyl
Membre
Lieu : Pyrénées
Inscription : 27-05-2021

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Chouette !
Avec un début comme ça, je m'abonne !


Listes : liste HRP2023

Récits : HRP 2021 -> HRP 2022 -> HRP 2023

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#6 14-12-2023 23:50:30

pap35
Membre
Lieu : Rennes
Inscription : 29-02-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

pouce
On va se régaler

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#7 15-12-2023 00:13:23

reno 08
Membre
Inscription : 11-11-2008

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Vais prendre des notes , Arménie dans mes projets .
Prometteur et alléchant , grand merci pour ton récit .

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#8 15-12-2023 02:13:47

Magic Manu
Magicien itinérant
Inscription : 12-11-2011

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Merci pour ce beau début de récit, que je viens de lire au coin du feu…!


"Il en faut peu pour être heureux" (Baloo, le Livre de la Jungle)
Le kilt? La meilleure façon d’être en « burnes out »!
Trombi

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#9 15-12-2023 21:15:52

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

2 – La grande vallée

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Le lendemain, c’est mon anniversaire. En guise de cadeau, au réveil, des cimes sur fond de ciel bleu. Au loin, le cratère est blanc de neige. Je me réjouis.

Nous nous sommes levés tard, après une nuit de sommeil dont nous avions bien besoin. Nous savourons les rayons de soleil qui infusent dans la tasse de thé. Et le calme des montagnes enfin retrouvé.

Après déjeuner, je sors la corde pour donner un cours express à Lucia. Nœud de huit, anneaux de buste, progression corde tendue, relais, demi-cabestan. Tout ça pour la petite crapahute qui nous attend au sommet. Ça fait beaucoup de matos lourd pour une centaine de mètres. Mais on n’est pas du genre à se contenter de l’antécime.

Alors que je finis de ranger ma tente, j’aperçois les bergers de la veille qui, nous ayant aperçus, montent à notre rencontre. On se serre la main. Ils n’ont pas l’air de nous en vouloir. A nouveau, l’un d’eux mime le froid et les ours. Non non, pas froid : je montre du doigt la tente que Lucia, accroupie, est en train de plier. La manœuvre intrigue nos invités. Même le chien, assis sur les ruines, semble s’y intéresser.

Histoire de détourner l’attention, j’essaie d’écouler notre stock de fruits. Les bergers refusent. J’insiste. Ça, mes amis, vous n’allez pas y couper ! Moi aussi je sais forcer la main des gens. Ils acceptent une prune et du raisin, me remercient d’un sourire, et aussitôt je leur refourgue du rab.

Remarquant mes bâtons de rando, l’un d’eux me lance un regard interrogateur. Je les lui donne, il les examine d’un œil expert. Il les teste dans la pente, s’appuyant dessus de tout son poids. Quand il me les rend, il a un regard qui semble dire « c’est de la bonne came ». J’en prends un comme une épée, me met en garde en tapant sur son bâton de berger. On échange une passe d’armes, il rigole, me serre la main avec enthousiasme.

Le reste de l’équipement accroché sur mon sac l’intrigue tout autant. Le piolet ? Je lui fais une démonstration dans la pente herbeuse : si je tombe, le piolet me rattrape. Et puis, si on rencontre un ours (grognements)… il n’aura qu’à bien se tenir ! Le berger rigole encore : « Bruce Lee, Bruce Lee ! » lance-t-il en tâtant mes maigres biceps.

Au moins, ils n’essaient plus de nous entraîner avec eux. Lucia ayant fini de ranger, on lève le camp. Une fois rejoint le chemin, on sème rapidement les bergers, remontant le long du troupeau. Nous voilà bientôt seuls face à la grande vallée.

C’est une vallée large, aride, creusée par un torrent couleur rouille. La balade est longue et monotone dans ce paysage disproportionné. On a du mal à croire que le sommet sud d’Aragats, qui se détache en blanc sur bleu dans l’arrière-plan, s’élève à 4000 mètres.

L’air est frais sous le soleil d’octobre. Un temps idéal pour la marche. Nous nous contentons de courtes pauses, repartant dès qu’on se met à frissonner.

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Nous marcherons toute la matinée, poussant jusqu’à la Gegharot, une impressionnante cascade qui donne naissance au torrent, tout au fond de la vallée. Au-delà de la falaise, c’est déjà la base du cratère. Cependant, nous ne grimperons pas au plus court : l’idée est de contourner par le sommet est, avant d’attaquer le pic nord, point culminant du volcan.

Nous déballons le déjeuner, en essayant d’écouler au maximum le stock de fruits. Nous enchaînons par une longue sieste. La nuit dernière a été bonne, mais nous nous sentons encore épuisés. On a du sommeil en retard…

Ainsi filent les premières heures de l’après-midi, sous un soleil qui a réussi à s’imposer. L’air est doux. A quelques encablures, la cascade chante.

L’eau du torrent a un fort goût métallique. Je recrache. L’impression d’avoir léché la lame d’un couteau rouillé. Je grimpe jusqu’au pied de la cascade, espérant qu’elle sera plus claire à la source.

Des filets d’humidité suintent de la falaise. Quelques mousses et cressons ajoutent une touche vert vif au tableau vertical. Ici, de larges anfractuosités s’ouvrent dans la paroi : je ne serais pas surpris d’y apercevoir le museau d’un ours. J’avance, tous sens en éveils. Mais des ours, nous n’en verrons  pas la moindre crotte.

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Si la cascade est impressionnante, son eau est tout autant dégueulasse que ce qui coule aval. C’est embêtant. Nous avons peu de chance de croiser un cours d’eau hors de la vallée, et la neige est encore loin.

A l’aller, nous avons traversé une zone marécageuse alimentée par des ruisseaux secondaires. En insistant un peu, je finis par dénicher un filet au débit raisonnable. Je me résous à prélever ici, en filtrant avec le foulard. C’est long et pénible. Dix minutes pour obtenir un litre. Mes doigts sont gelés. Lucia attend.

Il nous faut désormais trouver le passage hors de la vallée. La carte indique un chemin qui bifurque en direction du nord-est, traçant des lacets dans le flanc herbeux. Sur le terrain, nous ne trouvons pas la moindre piste. Nous sillonnons méthodiquement la zone, sans succès. Pourtant, si j’en crois ma triangulation, on devrait être pile dessus.

Très bien, le moment est donc venu d’improviser. On commence à grimper en suivant des sentes de mouton. On s’élève, tant bien que mal, dans une paroi qui se raidit méchamment. Les sentes apparaissent, s’évanouissent, reprennent plus loin, s’entremêlent, sont coupées par des coulées de pierres instables. C’est franchement merdique, et ça ne fait qu’empirer. Coup d’œil à l’altimètre : nous n’avons même pas fait la moitié. Dire que Cormac voulait venir… Heureusement qu’il a renoncé quand j’ai commencé à parler de corde. Quant à Lucia, elle se débrouille tant bien que mal.

On se concerte régulièrement pour décider de la marche à suivre. Ce surplomb : par au-dessus ? En-dessous, la ligne semble plus naturelle. Mais là-bas, ça passe ? Et ça, ce serait pas un ruisseau par hasard ? Tiens oui, contre toute attente, un ruisseau qui débite. Cette fois j’arrive à remplir deux bouteilles. Ça devrait suffire pour atteindre la neige. Un souci en moins.

Plus haut, l’herbage se raidit sensiblement. Je propose à Lucia qu’on s’encorde. S’entraîner à progresser corde tendue, ça ne peut pas faire de mal. Moi-même, je suis rouillé. Il faut retrouver les réflexes : tu vacilles, je te rattrape.

D’ailleurs, après une dizaine de mètres, on se retrouve sous un pas d’escalade. L’occasion d’improviser un relais. On s’assure mutuellement sur demi-cabestan. Lucia a vite pris le coup de main.

Sous nos pieds, la pente fuyante, dans un patchwork vert et ocre. Le fond de la vallée n’est plus qu’un souvenir. Au-dessus, le cratère enneigé est de plus en plus impressionnant.

Le soir tombe alors que nous prenons enfin pied sur la crête. De l’autre côté, des collines ocres font le dos rond. Le haut plateau arménien se perd dans la brume vespérale. Autour de nous, pas trace du moindre chemin.

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Le soleil s’est éclipsé. Un vent hostile se glisse tel un serpent dans les interstices des pulls. Une courte pause suffit à nous refroidir. Et maintenant ? Nous sommes très en retard. Le sommet est, que j’avais prévu de passer aujourd’hui, s’élève encore à plusieurs centaines de mètres au-dessus de nous. Lucia s’assoit sur une pierre pendant que je sillonne le terrain en quête du chemin. Il devrait passer sur le fil de crête, ici ou un peu plus loin.

Rien. Rien de rien, sauf un lapin. Un lapin qui me fout une sacrée frousse. Et réciproquement : il détale comme une fusée. Pas de chemin, le soir qui tombe, le froid qui s’installe. Tant pis, le sommet est sera pour demain. On pousse tout de même jusqu’à 3500 mètres. Un semblant de replat accueille la tente de Lucia. J’installe la mienne tant bien que mal dans la pente, sans conviction. En début de soirée, un vent glacial se met à souffler, se faufile sous l’interstice de l’abri. Je renonce. Lucia m’offre l’asile dans son palace.

Soirée silencieuse. Une hostilité se dégage de cette espèce de steppe grise. On cuisine dans la tente. J’avale ma soupe du bout des lèvres. Depuis plusieurs jours, je me sens barbouillé, je ne mange presque rien. C’est embêtant, sachant ce qui nous attend demain. J’essaie de me forcer, ça ne passe pas.

La Voie Lactée jaillit derrière le pic est. Dans le lointain, la vallée s’allume.

Dernière modification par Ytreza (29-12-2023 20:04:25)

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#10 17-12-2023 02:12:57

Hervé27
éMULe
Lieu : Normandie
Inscription : 01-11-2017
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Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

On commence à entrevoir que ça se complique, mais si on a un récit c’est qu’au moins l’un d’entre vous est rentré avec encore assez de doigts pour le taper au clavier … on peut donc espérer la suite sans inquiétude excessive, mais une curiosité gourmande (ouch les agapes de prunes laxatives hmm )


Sans peurs à surmonter, l'aventure n'est que promenade

Trombi, Récits & Liste(s)
l'ultralighter più estremo di sempre

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#11 17-12-2023 02:58:22

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Avant qu'on parte mon chef est venu dans mon bureau et m'a gentiment demandé de ramener Lucia entière.
Puis il est allé dans le bureau de Lucia et lui a gentiment demandé de me ramener entier.
  unicorn

Bon il ne s'est rien passé de fou hein, juste assez intéressant pour que le récit vaille la peine d'être écrit.

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#12 17-12-2023 15:18:52

Cat 09
Membre
Inscription : 04-03-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Sympa, le chef  smile .

Gros coup de cœur pour "les rayons de soleil qui infusent dans la tasse de thé". J'y suis, là-bas, avec vous, devant ce thé qui fume et les montagnes enneigées smile smile smile .

Même si il ne s'est rien passé de fou (et qu'apparemment vous êtes tous deux rentrés entiers), on attend la suite  wink .

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#13 17-12-2023 15:37:09

marcheur75
Membre
Inscription : 22-02-2009

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Merci Ytreza,

Une petite pensée pour ce petit pays martyr.

L'Arménie mérite le détour, c'est un monde à part, une civilisation originale, qui risque de disparaître.


Je n'ai pas lu tous les livres, hélas ! Mais la chair est réjouissante...

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#14 22-12-2023 10:48:03

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

3 – Aragats Nord

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Les montagnes somnolent dans le soleil matinal. Au nord, les falaises sont encore dans l’ombre. Nous marchons d’un bon pas pour nous réchauffer.

Sur le fil de crête, nous ne trouvons pas le moindre chemin. Tant pis. Nous improvisons, sinuant en direction du pic, le souffle court dans la pente irrégulière.
Le cratère s’ouvre au sud-ouest, plâtré de neige. Aux arrières-plans, des crêtes déclinent des nuances de bruns. Dans le lointain, le mont Ararat flotte dans le ciel, blanc comme un rêve.

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Autour de nous, la rocaille remplace l’herbe. Les névés se multiplient et s’étirent. L’itinéraire devient moins évident. Sous nos pieds, les pierres dégringolent. On décide de s’encorder : je ne veux prendre aucun risque. Comme hier, c’est l’occasion de s’entraîner.

Un raidillon couvert de neige nous barre bientôt le passage. Lucia m’assure, le temps de forcer l’obstacle à coups de piolet. Quand je pense qu’on hésitait à s’engager hier soir, à la nuit tombée !

En l’espace d’une centaine de mètres, l’ambiance a radicalement changé. Fini l’herbage débonnaire, bienvenue dans le royaume des pierres. L’altitude se fait de plus en plus ressentir. Le moindre effort nous coupe le souffle.

Pas un nuage dans le ciel. Nous avons de la chance. Reste à espérer que cela se maintienne dans l’après-midi.

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Au sommet du pic est, nous faisons une pause déjeuner. Plutôt, Lucia déjeune, et je regarde le paysage, toujours incapable d’avaler ne serait-ce qu’une barre de céréales. J’essaie d’anticiper la suite. Il n’y a pas de neige dans la montée au sommet nord, et on devine une trace qui fait quelques lacets avant de s’évanouir dans du sable rougeâtre. L’arête finale reste invisible. C’est la difficulté majeure de la randonnée, et aussi la plus grande inconnue. Il y a de fortes chances qu’elle soit pleine de neige et qu’on doive se contenter de l’antécime.

Il me semble entendre des échos de voix. Effectivement, un peu plus tard, un groupe apparaît au col. Comme quoi, nous ne sommes pas seuls dans ces montagnes soit disant terriblement dangereuses !

Nous n’avons que trop traîné. La carte dessine deux traces pour la descente, l’une qui suit le fil de crête, l’autre qui traverse en contrebas. J’espérais en trouver au moins une ! Mais le fil de crête se brise brusquement sous nos pieds. S’il y a un chemin, il est bien caché. La deuxième option nous embarque dans des couloirs d’éboulis sablonneux. J’assure Lucia sur des relais de fortune. Puis je la rejoins, en évitant d’une part de tomber, d’autre part de lui envoyer un rocher sur la tête ! Quand il faut franchir des névés, je passe en premier, avec le piolet, je m’applique à faire une belle trace. Plus on descend, plus le terrain devient instable et les possibilités d’ancrage se font rares. Lucia doute de plus en plus, je le vois bien. Heureusement qu’on a la corde, c’est mon seul argument pour l’encourager à poursuivre tant bien que mal. Tu tombes, je te rattrape.

Après une telle dégringolade, on est bien content de retrouver la terre ferme. On dévale jusqu’au col. Une courte pause le temps de plier la corde, grignoter un bout et laisser décanter l’adrénaline.

Pas trop longue, la pause : nous avons à peine le temps de faire l’aller-retour au pic nord avant la nuit.

La sente trace des lacets grossiers dans le sable rougeâtre, que ponctuent des langues de neige à moitié fondues. Le col s’éloigne dans notre dos, puis disparaît derrière le relief. J’aperçois un type qui nous rejoint en courant. Français. Il me demande si on voit d’ici le vrai sommet, par où ça passe, est-ce que c’est faisable.

Pourquoi les trailers ne savent jamais où ils vont ?

Une demi-heure plus tard, alors que nous naviguons, haletants, dans les escarpements qui défendent l’antécime, le revoilà qui descend. « J’ai cherché par là, ça me disait rien qui vaille », qu’il dit, avant de filer comme s’il avait le feu au cul.

Un dernier bout d’arête ascendante, pente rouge à main droite, à-pic à main gauche, quelques piliers à contourner, un ultime lacet, et nous voilà sur l’antécime. C’est un raidillon confortable qui flotte au-dessus des quatre mille. De quoi s’asseoir à l’abri du vent pour reprendre notre souffle, face au cratère dont la neige fond à vue d’œil. Aucune trace de chemin sur le pic est : seule la goulotte que nous avons descendue semble praticable. De l’autre côté du cratère s’élèvent les pics ouest et sud, que nous n’aurons sans doute pas le temps de gravir demain. Au temps pour la quadrilogie des Aragats.

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A l’ouest, au pied d’un à-pic de mille mètres, coule le haut-plateau, désertique, derrière un voile de poussière. L’air scintille dans le jour déjà sur le déclin. Alors que Lucia reprend ses esprits, j’observe avec inquiétude la suite du parcours : la fameuse arête qui fait la jonction entre l’antécime et le sommet. C’est beaucoup plus impressionnant que les rares photos trouvées sur internet. D’abord, il faut désescalader quelques mètres dans une goulotte. Puis traverser une arête de neige qui déverse dans le néant. Ensuite, un pas d’escalade : contourner le gendarme par la droite, espérer que ça passe derrière. La trace réapparaît un bref instant au-dessus, dans la neige, puis se perd définitivement derrière un pignon. La suite paraît plus simple. De la crapahute sur bon rocher. Je pense. De loin. J’espère. Tout au bout, la croix nous nargue. C’est l’affaire de deux-cents mètres. Reste à convaincre Lucia.

8b90E9gWf.29.jpeg Le sommet nord vu depuis l'antécime.

A vrai dire elle n’a pas l’air ravi, mais je ne lui laisse pas tellement le choix. J’installe le premier relais. On essaie : si ça ne va pas, on fera demi-tour. On enfile les crampons. Je récupère les sangles et les dégaines, vérifie le demi-cabestan, et m’engouffre dans la goulotte.

Je désescalade prudemment, esquivant les pierres gelées. Sur l’arête enneigée, agrippé à mon piolet, je frappe des pieds pour creuser des baquets à l’attention de Lucia. La neige ne se tient qu’à moitié. Des plaques se détachent et plongent dans l’à-pic. Heureusement, la traversée est courte. De l’autre côté, je tâtonne en quête de deux pignons autour desquels passer les sangles. Un groupe de bouffons apparaît à ce moment sur l’antécime et me hurle « par la droite ! par la droite ! ». Je leur crie de fermer leur gueule et, contre toute attente, ils obéissent. Reste le drone que je rêve de buter à coup de lance-pierre. Calme. On se calme. Je retrouve ma concentration, fixe le relais et crie à Lucia qu’elle peut y aller. Elle traverse sans encombre.

– Ça va ?
– Limite.

Je lui montre le relais sur deux sangles, éprouve sa solidité.
– Avec ça, aucun risque.

A son tour de m’assurer alors que je contourne le gendarme et découvre le pas d’escalade. Le bout de pente, coincé dans l’ombre, est plein de neige. Je tâtonne plus loin en quête d’une voie plus facile, mais rien à faire. Trois mètres en mixte au-dessus de l’à-pic noir. Le piolet n’est pas de trop.

S’ensuit un bout d’arête facile. Les rochers tiennent, c’est rassurant. Je fixe la corde dès que possible. En contrebas du gendarme, Lucia est hors de vue.
– Détache le demi-cabestan !
Je tire, ça ne vient pas.
– Tu peux détacher ! je répète.
– C’est coincé !
Évidemment. Évidemment, faut que ça coince. Je clippe la corde dans le relais et retraverse l’arête, dégage la corde de la fissure dans laquelle elle s’est prise, avale le mou, retourne au relais et refais le demi-cabestan le plus vite possible car Lucia a commencé à contourner le gendarme sans attendre mes instructions.

Alors qu’elle tâtonne dans le passage, le groupe qui nous regardait depuis l’antécime décide de s’engager dans la goulotte. Je n’en crois pas mes yeux. Le leader vient de prendre pied sur l’arête de neige. C’est le seul qui a un piolet. Les autres suivent, plus ou moins à quatre pattes. Une belle brochette de cons.

Pas mes oignons.

Mes oignons, c’est Lucia qui apparaît en haut du pas d’escalade et me rejoint bientôt au relais.
– Ça va ?
– Ça va.
Si elle a réussi à passer ça, la suite ne devrait pas poser problème. On enchaîne par une crapahute en mixte, plus facile. Vu la quantité de neige on continue quand même à progresser sur relais, jusqu’à atteindre la partie plus sèche de l’arête. Ici, la falaise est moins impressionnantes et de nombreux becquets permettent de sécuriser une progression corde tendue. Autant gagner du temps.

Dernier coup d’œil dans mon dos. Si les plus téméraires du groupe ont franchi le bout de neige, la plupart se rend compte à mi-parcours de sa connerie et fait demi-tour. Ils se débattent à quatre pattes dans la neige molle.
– J’espère que ce type n’est pas un guide, dis-je à Lucia en pointant le gars au piolet.
La roche tortueuse cache bientôt ce tableau navrant. Bon débarras !

Seuls sur le fil. Souffle une brise. Je ne peux vous décrire le paysage. Je n’ai aucune idée du paysage. Entièrement concentré dans l’instant : trouver la ligne de moindre difficulté, éprouver les becquets, garder la corde tendue. Je ne garde qu’un souvenir morcelé de cette traversée, centré sur des détails : un rocher rouge, des aiguillettes noires, une pente instable, et le silence.

Le dernier obstacle est un bout d’arête effilée, comme un pont au-dessus du vide. Je passe en premier, à quatre pattes, atteins le sommet, enroule la corde autour de la croix et assure Lucia à l’épaule.

Nous y sommes. Aragats nord, 4095m. Point culminant de l’Arménie depuis que les Turcs leur ont piqué la Montagne Sacrée. Dont on voit d’ailleurs, flottant tel un nuage dans le ciel d’est, la chape de neiges éternelles.

8b90EiiPM.31.jpeg 8b90Edy6O.30.jpeg

On y reste à peine le temps d’une accolade. Il faut dire que le soleil ne chauffe plus grand-chose et que, grave erreur stratégique, nous avons laissé les pulls dans les sacs sur l’antécime. Les pulls, l’eau, et l’appareil photo.

Nous revenons sur nos pas, répétant les mêmes gestes, de plus en plus frigorifiés et assoiffés. J’assure Lucia qui désescalade en premier ce fameux gendarme où la corde s’était coincée. Elle prend son temps, j’ai les mains qui gèlent. Le vent forcit.

De l’autre côté, elle doit faire le relais. Hors de vue. J’attends en serrant les dents.
– J’y arrive pas, la corde vient pas !

D'un coup sec, je vérifie qu'elle n'est pas coincée.
– Recommence, prends ton temps !

Cette fois c’est bon. Je m’engage. Elle peine à avaler le mou. Il va falloir qu’on s’entraîne. En attendant, j’ai pas le droit de tomber.

L’arête de neige capture les dernières lueurs du jour. Je serre ma capuche mais le vent glacial transperce la parka. Je repasse devant, franchis l’arête aussi rapidement que me le permet le débit de corde, Lucia se débattant encore avec le demi-cab. Plus qu’à remonter la goulotte et fixer la sangle au sommet.
– C’est bon, tu peux tout défaire ! Allez, go !
Elle me rejoint.
– Assieds-toi là, tu peux enlever tes crampons.
Pendant ce temps, je plie la corde tout en faisant le point sur la situation.

Le soleil a disparu, le vent se déchaîne, on gèle sur place, à court d’eau, et le seul replat possible se trouve au niveau du col, 400 mètres en-dessous.

C’est la débandade. On dévale le sable, glisse sur les névés. A l’approche du col, je laisse Lucia qui descend moins vite et je cours sillonner la zone en quête d’un endroit où monter le camp. Au col, le vent souffle trop fort. Je zigzague côté nord-est, trouve vaguement un replat caillouteux. Pas mieux, on s’en contentera. Lucia me rejoint. On n’est pas trop de deux pour monter la tente dans les bourrasques.
– Installe le plus de haubans possibles.
Je retrouve les réflexes des raids hivernaux. Pendant que Lucia noue les attaches, je vais au névé le plus proche remplir un sac de neige. Nous nous réfugions dans la tente, au chaud, avec de quoi boire et manger. Sauvés !

Dernière modification par Ytreza (29-12-2023 20:12:46)

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#15 22-12-2023 11:19:44

ludof
Membre
Lieu : Lyon
Inscription : 24-08-2021
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Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Quelle épopée et quel style d'écriture, on est vraiment transportés avec vous, bravo pour le récit (et pour l'ascension, on est bien au delà de la rando ...)  pouce

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#16 23-12-2023 00:07:44

Etimul
Membre
Inscription : 13-03-2013

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

pouce

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#17 23-12-2023 00:50:22

Bombadyl
Membre
Lieu : Pyrénées
Inscription : 27-05-2021

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Merci !
On se régale à te lire !  pouce


Listes : liste HRP2023

Récits : HRP 2021 -> HRP 2022 -> HRP 2023

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#18 23-12-2023 10:42:13

oli_v_ier
Administrateur
Inscription : 24-01-2005
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Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

J'adore aussi  cool.


La marche ultra-légère n'est pas un but, mais un moyen. "Un sac lourd est un sac bourré d'angoisse."
Mon équipement pour l'Islande 2008 en détail.

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#19 23-12-2023 12:33:41

alif
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Inscription : 11-10-2017

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Récit prenant et magiquement rédigé ! Merci

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#20 23-12-2023 13:12:21

frneko
Marcheur aveugle
Lieu : 81600 GAILLAC
Inscription : 14-01-2021

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Récit très prenant.
HS en alpi, c'est quoi un gendarme ?


Jeune de 68 ans, aveugle à 99%, je randonne guidé, pas à pas par Rose ma compagne.

Mon trombi, nos récits de rando, mes listes...
Mon trombi, nos récits de rando, mes listes...

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#21 23-12-2023 13:25:31

ludof
Membre
Lieu : Lyon
Inscription : 24-08-2021
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Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

@frneko : Un gendarme est une pointe rocheuse qui se trouve sur une crête et qu’il faut escalader ou contourner pour poursuivre sa progression.

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#22 23-12-2023 17:29:49

laxmimittal
Membre
Inscription : 23-10-2016

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

c'est le conte de noel

encore père noel


smile  smile  smile

Dernière modification par laxmimittal (23-12-2023 17:30:34)


La touche Majuscule de mon ordinateur fonctionne mal.

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#23 23-12-2023 18:23:46

Ytreza
Flocon de neige
Lieu : Baumugnes
Inscription : 06-01-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

La conclusion n'arrivera qu'après Noël smile

Bonnes fêtes à tous !

La semaine prochaine je fais un bout de GR400 avec mon papa pouce

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#24 23-12-2023 20:01:33

Clem_Ly
Membre
Inscription : 27-08-2020

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

Encore un récit soigné dans un lieu qui fait rêver  smile


Edit sans précision = correction de l'orthographe, de la grammaire, de la syntaxe, mise en forme, etc.

Mon Trombinoscope et mes récits

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#25 25-12-2023 10:41:00

El gringo monitor
Membre
Inscription : 16-12-2021

Re : [Récit + liste] Aragats au bord de l'hiver

frneko a écrit :

#695935Récit très prenant.
HS en alpi, c'est quoi un gendarme ?

En alpinisme, un gendarme a l'aspect d'une tour de rocher située sur une arête et qui constitue un obstacle qu'il faut escalader ou contourner. Il peut y en avoir un ou plusieurs. Pour illustrer le propos :

http://deprovenceetdailleurs.net/2021/0 … armes.html

Pourquoi "gendarme" ? Parce qu'il barre ton chemin ! Il t'empêche de le poursuivre et constitue donc une difficulté supplémentaire en termes d'escalade !

Dernière modification par El gringo monitor (25-12-2023 10:50:20)


L'ultra-légèreté, c'est aussi à la journée !

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